Voilà sans doute le tableau le plus effrayant, le plus fascinant et le plus horrible qui soit. On le retrouve pourtant partout, sur des couvertures de livres de poche ou dans des manuels scolaires, comme s’il était anodin ou bien faisait partie du patrimoine artistique partagé ou reconnu par tous, au même titre que la Joconde ou les Tournesols de Van Gogh. Il est cependant difficile de le regarder comme n’importe quel autre chef-d’œuvre, n’est-ce pas ?
Voilà donc un père en train de dévorer son fils …A l’origine, il s’agit d’un épisode de la mythologie grecque et romaine qui raconte que Saturne, ou Cronos, trancha le pénis de son père Ouranos parce que celui-ci empêchait Gaïa d’accoucher des Titans en la pénétrant sans relâche. Pour se venger, Ouranos lança une malédiction sur Cronos, lui promettant que son propre fils se retournerait contre lui quand il aurait atteint l’âge adulte. C’est ainsi que pour éviter que la malédiction ne se réalisât, Cronos dévorait un à un ses enfants …
Goya a choisi des couleurs sombres, des noirs, des rouges et un peu d’ocre pour peindre cet obscure histoire; le visage est déformé, à la fois par sa bouche noire grande ouverte et par son regard terrorisé : Saturne semble épouvanté par son propre geste, ses yeux exorbités en expriment toute l’horreur et cependant, il accomplit son crime, convaincu de sa nécessité. Ses mains s’agrippent autour du corps de son fils et la scène est d’autant plus repoussante que l’enfant ne possède pas un corps de bébé potelé mais un corps d’homme en modèle réduit.
Saturne, dieu parmi les dieux est le père involontaire de Jupiter : oui, son épouse Opis n’acceptera évidemment pas ce terrible destin et réussira à sauver deux « enfants », Jupiter et Pluton, et la prophétie s’accomplira … Mais il ne le sait pas et préfère donc continuer à dévorer ses fils plutôt que de risquer d’être détrôné, -dévoré ?- par l’un d’eux, et, en perdant le pouvoir, de perdre la vie. Il préfère s’amputer de sa progéniture et des bonheurs possibles de la paternité plutôt que d’imaginer une vie où il ne serait plus « dieu » ; mais alors quoi ? un simple mortel ? ou rien du tout, ce qui revient au même ? le pouvoir suffirait-il à définir un dieu, ou un homme ? Dans le monde que Goya connaît désormais, la réponse est « oui ».
Quand il peint ce tableau l’artiste est âgé, (il mourra six ans plus tard), sourd, (il habite « la Quinta del Sordo », qu’il recouvre de fresques noires) et revenu de tout. L’année suivante il s’installera à Bordeaux et ne retournera plus en Espagne, cette Espagne qui l’a pourtant honoré en le nommant peintre officiel de la Cour et des membres de la noblesse, (1786) période heureuse qui lui a permis de peindre des tableaux lisses et gais, mais qu’il a vue aussi déchirée et ensanglantée par l’invasion des troupes de Napoléon et la guerre qui s’en est suivie ; ce drame lui a inspiré ses deux plus puissants chefs-d’œuvre, « Dos de Mayo » et « Tres de Mayo », et lui a laissé une vision désespérée de l’humanité.
L’interprétation de « Saturne.. » peut reposer sur cette désespérance : l’homme, comme les dieux, n’est-il pas capable du pire?
Car les dieux ont été crées par les hommes pour leur renvoyer le miroir de leurs pulsions les plus dévastatrices et les en exonérer ensuite : « si nous sommes capables de tels actes sanguinaires, vous qui n’êtes que des humains ne pourrez pas y résister. » Goya a peint des soldats français fusillant de pauvres villageois innocents mais il sent que cela ne peut suffire pour décrire la noirceur de l’âme humaine ; il lui faut peindre un tableau d’une simplicité compréhensible par tous, avec peu de personnages et aucune fioriture, sans décor ni recherche de couleurs ; un tableau où LE personnage symbolisera les tréfonds du mal ; la vie réelle ne le lui offre pas cet homme ? Goya ira le chercher dans la mythologie, riche en évènements sanglants provoqués par la volonté de puissance et l’avidité des dieux. Saturne incarne ce mal absolu, ce malheur total et inéluctable : son regard est empreint de folie, sa propre terreur le rend fou, à moins que ce ne soit la douleur (imaginée) de son fils …
Anne BORDIER