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  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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18 juin 2010 5 18 /06 /juin /2010 14:19


Se plonger dans la presse de ces deux dernières semaines revenait ni plus ni moins qu'à prendre un bain de boue. La boue où, on le sait, les « cochons » aiment à se vautrer1. Quelques « informations » prises au hasard – avant qu'on s'explique sur l'emploi de ces guillemets :

  • On apprend que Christine Boutin percevait 9.500 euros chaque mois pour rédiger un rapport intitulé : « Mondialisation et justice sociale ». Emoluments qui, s'ajoutant à une retraite parlementaire et à son salaire de conseillère générale des Yvelines, portaient les revenus de cette pieuse dame à 17.500 euros nets mensuels.

  • La même Christine Boutin, sur le plateau d'un journal télévisé le 10 juin, invoque pour sa défense les cumuls d'indemnités et de retraites au sein d'instances supposées incarner la sagesse républicaine : le Conseil économique et social, le Conseil Constitutionnel – où un certain Jacques Chirac, siégeant de droit en tant qu'ancien Président de la République, déclare des revenus cumulés de 34.000 euros mensuels...

  • Rama Yade, secrétaire d'Etat aux sports, rappelle sur Radio J les footballeurs de l'équipe de France à la « décence », dénonçant les conditions somptuaires d'hébergement des sportifs : 589 euros la nuit au Pezula. Mais la même Rama Yade avait réservé pour son propre déplacement en Afrique du Sud des chambres au Table Bay, à Georgetown : 667 euros pour la « Junior suite » de la championne de l'éthique, et cinq autres chambres à 340 euros la nuit pour son « staff »...

  • Christian Estrosi, cumulard notoire (ministre de l'industrie, président de Nice-Côte d'Azur, maire de Nice), qualifie de « soupente » l'appartement de 70m2 gracieusement mis à sa disposition dans un hôtel particulier parisien. Nadine Morano, sous-secrétaire d'Etat chargée de la famille, déclare quant à elle : « Si les préfets et les sous-préfets venaient chez moi, ils pleureraient ! ». Le « chez elle » en question étant un 110m2 dans le quartier très mal famé de l'Assemblée nationale...

  • Christian Blanc, secrétaire d'Etat au Développement de la région Capitale (le fameux « Grand Paris ») s'est fait payer en un an par Matignon pour 12.000 euros de cigares (havanes grand standing à 12€ l'unité en moyenne, et d'autres, à 6€, pour ses visiteurs...).

On va s'arrêter là, assez arbitrairement... La liste est interminable. Et ce n'est évidemment pas elle qui nous intéresse ici. Une fois encore : ces « informations » circulent partout. Plus personne n'ignore rien du train de vie scandaleux qui se mène dans la sphère « politique » – quel que soit le niveau, municipal, cantonal, régional ou national, où l'on se situe.

Alors pourquoi des guillemets ?

Contrairement aux apparences, les éléments de cette liste ne sont pas des « informations politiques », et ce pour une bonne raison, c'est qu'on ne les interprète pas politiquement. En tant que telles, ces « informations » relèvent des faits divers– autant dire qu'elles ne sont même pas des informationsau sens strict du terme. Ce qui détermine le caractère informatifd'un énoncé, ce n'est pas seulement l'intention de celui qui l'émet, c'est aussi l'appréciation de celui qui le reçoit. En fait, les deux phénomènes se conjoignent dans un processus que des linguistes appellent co-énonciation2. Si je dis : « Les journées durent 24 heures », je n'énonce pas une information. J'émets un truisme. L'informationau sens strict ne se définit que par rapport à la valeur informativeque lui confèrent son énonciateur etson destinataire. L'information n'est jamais neutre – non pas tant en ce sens qu'elle témoignerait forcément de la subjectivité de celui qui l'énonce (ne serait-ce que parce qu'il l'a choisie, parmi quantité de faits dont l'existence lui est connue) : cela, c'est encore un truisme. Si l'information n'est jamais neutre, c'est qu'elle s'inscrit dans un échange de valeurs– et qu'elle est en réalité toujours un acte.

Informer, c'est agir.

Or, tous ces faitsqui nous sont relatés dans les journaux, à la télévision ou à la radio restent à proprement parler lettres mortes. Il ne s'agit pas ici de dénoncer « ces pourris qui nous gouvernent ». Cela, c'est un peu court. C'est même bien pis : une erreur de perspective. Les « gouvernants » sont beaucoup moins en question que les institutions.

Transformer ces faitsen véritables informations consisterait, d'abord, à méditer sur la possibilité qu'ont ceux qui les commettent, non pas de les nier, mais de les justifier. Les propos de Rama Yade relèvent, pour le Président de la république, du « populisme ambiant », comme il l'a déclaré le 9 juin en conseil des ministres3. Christine Boutin, est « une femme honnête, et une femme sérieuse », si l'on en croit Eric Woerth dans son allocution télévisée, parce que dès que la nouvelle s'est répandue, elle a aussitôt renoncé à son indemnité... François Fillon, qui on le sait, est « à la tête d'un Etat (...) en situation de faillite sur le plan financier »4, et qui nous annonce qu'il va falloir « se serrer la ceinture » pour faire face à la Crise, a donné son propre bilan de l'affaire Boutin à ses ministres le 11 juin : « On en arrive à des trucs complètement cons, jusqu'à se demander si les ministres doivent baisser leurs salaires ! Maintenant, ça suffit ! »5

Au coeur de ces pratiques qu'ils jugent eux-mêmes, dans certains de leurs discours, « indécentes », ces dirigeants politiques se sentent donc investis d'une légitimité. D'où la tirent-ils ? Il faut dire à leur décharge qu'ils n'ont pas le sentiment d'être des gens particulièrement compétents6. Ils savent ce qu'ils doivent aux techniciens qui les entourent, et qui rédigent pour eux rapports, notes, fiches, discours, etc. Cette légitimité, ils la tirent... de leur élection. C'est ce que François Hollande a benoîtement déclaré à propos des velléités de répression du cumul des mandats au sein du Parti socialiste : « Je ne supporte pas ce discours où on parle de barons, de notables, de privilégiés. D'où tiennent-ils leur légitimité ? De leurs électeurs, qui ne se sont pas trompés ! »7

Un « électeur » sur deux ne va plus voter. Parfois davantage. Le Président de la République a qualifié de « succès »des élections européennes où les listes de son parti avaient, de fait, reçu le soutien de 11% des électeurs... soit d'un citoyen sur dix !

Le fait est qu'il n'y a pas de sujet politique en France (pas plus au reste que dans les autres « démocraties » occidentales). Et il faut entendre ici le mot sujetdans toutes ses significations. Il n'y a pas de peupleau sens politique du terme. Donc, personne pour faire de ces faits ahurissants des informations, c'est-à-dire un plan d'action. Personne pour s'étonner qu'on appelle « démocratie » un régime où le seul pouvoir du citoyen non élu – appartenant à ce qu'il est convenu d'appeler la « société civile » – consiste à pouvoir voter pour des gens qui avaient culturellement, économiquement et socialement les moyens de se présenter à leurs suffrages8...

Pourquoi, dans un pays comme la France, avec le niveau d'instruction de la population, n'est-il pas possible de mettre en place une assemblée populaire souveraine, dont les membres pourraient être convoqués par sessions au tirage au sort (sur le modèle des jurys d'assises) ? Rétorque-t-on que ces vulgaires membres de la « société civile » ne connaîtraient rien aux dossiers ? Mais que seraient nos gouvernants sans leurs conseillers, sans les experts qui voient, dans les ministères, défiler les ministres et les « réformes », et perdurer les problèmes ? On a vu en 2007 deux candidats au second tour des élections présidentielles ferrailler à coups de notions fausses et de chiffres erronés... Leur « légitimité » n'en a pas pour autant été remise en cause. De toute façon, il fallait bien que l'un des deux fût élu... Ces mêmes « conseillers » de nos princes pourraient devenir les conseillers du peuple, et rédiger des notes à destination des citoyens souverains. L'expérience a montré, en 2005, lors du referendum sur le Traité Constitutionnel Européenque, quand on lui en donne la possibilité, le citoyen « de base » sait se documenter sur un sujet, et juger en connaissance de cause. Et puis après tout, il n'en aurait pas le choix dans une démocratie bien entendue, où la politique, doit-on le rappeler ? ne peut pas être le métierde quelques-uns, mais le devoirde tous...

Revenons-en à ces « faits » dont nous avons dressé une liste, et résumons-les à leur formule générale : on dit que des genscommettent des faits de corruption dans le cadre de leur fonction, et qu'ils n'en éprouvent aucune honte.Mais qui le dit, à qui ? Et de qui parle-t-on ? Ces énoncés sont en réalité, dans leur énonciation même, des énigmes au sens où Descartes entend ce mot dans ses Règles pour la direction de l'esprit: des énoncés dont au moins l'un des termes est de référence obscure9. Qui ? Àqui ? À propos de qui ?C'est à ces questions que nous tenterons de répondre pour finir.

  • Dans ces « informations », qui parle ? Étonnamment, ceux-là mêmes dont on parle. Ces « informations » révèlent en réalité un cercle vicieux. L'affaire Boutin est à cet égard exemplaire. À qui profite « le crime » ? Les 9.500 euros mensuels profitaient à Boutin (et/ou à son parti politique), mais la révélation des 9.500 euros pourrait bien profiter à ceux qui souhaitent voir la « droite » se présenter en front uni aux prochaines élections présidentielles, et écarter une candidate potentielle... Boutin accuse Chirac, Fillon accuse Boutin, Rama Yade accuse les footballeurs, Sarkozy accuse Rama Yade... Règlements de comptes dans les châteaux. Les médias servent de courroie de transmission. Ceux qui parlent, et ceux dont on parle sont donc bel et bien les mêmes : ceux qui, en France, détiennent le pouvoir.

  • À qui parle-t-on ? À des citoyens ? En réalité, des gens privés de tout pouvoir politique. Les destinataires de ces « informations » sont utilisés deux fois : d'abord on vole leur argent, et puis on les transforme en spectateurs impuissants de règlements de comptes au sommet. De cette impuissance, force est cependant de constater que les « citoyens » sont complices : activement, par le vote qu'ils continuent, pour la moitié d'entre eux, d'exprimer en faveur des membres de la « classe politique »10 - passivement, par l'abstention.

  • In fine, on comprend que ces « informations » sont des arbres qui cachent la forêt. Les « abus de biens publics » recouvrent des « abus de pouvoir ». Ce qui n'est pas dénoncé, c'est le système politique dans lequel de pareilles dérives sont non seulement possibles mais, on l'a vu, justifiables ! On veut nous faire croire qu'il s'agit de questions de personnes. Ou, pire encore, d'un phénomène de corruption inhérent au « pouvoir politique » en général – une sorte de fléau atmosphérique, une fatalité. Or, il ne s'agit ni du « pouvoir politique en général » (expression qui a aussi peu de sens que les « pieds » de l'énigme du sphinx), ni de la qualité morale de certains gouvernants. Il s'agit en réalité d'une certaine forme du pouvoir politique. Ces « informations », par leur existence autant que par leur contenu, nous informent avant tout d'une chose : c'est que le régime dans lequel nous vivons n'est pas une démocratie, mais une oligarchie.

Florent Trocquenet

 

1Voir « La cochonnerie comme concept », feuilleton théorique, sur Clair-Obscur.

2La notion a été forgée par le linguiste Antoine Culioli. L'idée est que le destinataire d'un énoncé (qu'A. Culioli désigne par le terme de co-énonciateur), par sa présence, ses attentes, ses représentations et ses valeurs, éventuellement même par ses réactions, participe pleinement à son énonciation.

3Voir Le Canard enchaîné du 16/06/2010.

4Déclaration du 21/09/2007.

5Voir l'édition citée du Canard.

6Un ministre a d'ailleurs déclaré au Canard à propos du rapport Boutin: « Ça pue le rapport de complaisance. C'est un rapport du style de celui de Xavière Tibéri. Mais Boutin ne fera sans doute pas de fautes d'orthographe ! Avec mes collègues, on est quelques-uns à se dire qu'il y a beaucoup de gens dans la haute administration qui sont capables de pondre de tels rapports. Il y a même un machin auprès du Premier ministre, le Centre d'analyse stratégique, qui a été mis en place pour ce genre de trucs. » (Ibid.)

7Le Figaro du 09/06/2010.

8Dans l'interview qu'elle a donné au Parisien le 10/06, Christine Boutin a déclaré que l'essentiel de ses indemnités de rapporteuse allait dans les caisses de son parti (le Parti chrétien-démocrate). La conseillère générale des Yvelines voulait sans doute prouver son désintéressement... Elle confirmait qu'occuper des postes politiques aide à continuer d'en occuper. Quand un parti voit certains de ses membres élus, il voit aussi souvent ses caisses s'emplir... et grandir ses chances de faire élire ses membres.

9Règles pour la direction de l'esprit, règle treizième. Descartes donne notamment l'exemple de l'énigme du sphinx, « sur l’animal qui au commencement est quadrupède, puis bipède, et enfin marche sur trois pieds », et où l'énigme réside dans le mot pied, qui désigne à la fois les pieds, les mains, et l'extrémité d'un bâton.

10On s'expliquera dans un article à paraître dans Clair-Obscur sur l'emploi de cette expression.

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