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  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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En 2005, les entreprises françaises ont enregistré une progression de leurs bénéfices de 50%, pour un montant total de 85 milliards d'euros.

 

Le 10 juin 2005, l’INSEE publiait une étude qui conclut à un « net ralentissement de la croissance du pouvoir  d’achat des salariés du privé  ». 

 

En mars 2006, 2,4 millions de personnes étaient à la recherche d'un emploi en France, soit 9,6% de la population active du pays.

  

Le système d'organisation sociale, économique et politique mondial que nous avons connu - le système capitaliste-libéral - est mort.

 

Son agonie a commencé au milieu des années soixante-dix ; il vit aujourd'hui ses derniers instants. Vous croyez à une provocation ? Et la télévision, dites-vous, et les journaux, et les magazines, et les stations de radio, et les panneaux publicitaires, et l'arrogante certitude des apôtres d'un libéralisme continué et même accéléré ?

 

En 1989, il y avait encore en Union soviétique des responsables de l'idéologie. Pourtant, le système vivait ses derniers instants. Le mur de Berlin allait s'effondrer.

 

Un système n’annonce jamais sa fin ; jamais on n’entend proclamer : « Le roi se meurt ! » Mais quelqu’un, un jour, décrète que le roi est mort, et c’est qu’on est déjà passé à autre chose.

 

Le premier chapitre du livre que vous avez entre les mains n'est rien de plus que l'acte de décès du système capitaliste -libéral. (Nous appellerons le défunt « le Système  » dans les pages qui suivront.) Notre aventure commence sur la dépouille d'une idéologie qui paraît aujourd'hui encore faire rouler les autobus, produire les chaînes de montage, marcher les lycéens et les étudiants vers les lycées et les universités, sortir les journaux et les livres des presses de centaines d'imprimeries. Des journaux et des livres qui nous expliquent que, certes, le Système a un coup dans l'aile, mais que c'est parce qu'il n'a pas encore atteint sa cohérence absolue. Ce n'est pas compliqué, lit-on dans ces journaux et dans ces livres : il faut, tout simplement, encore plus de libéralisme pour sauver le libéralisme. A d'autres époques, il fallait plus de socialisme pour sauver le socialisme, plus de nazisme  pour sauver le nazisme, plus d'impôts dans les caisses du royaume de France pour sauver l'Ancien Régime. Et à Cuba, sur des affiches monumentales, Fidel Castro proclame : « Nous allons bien ! »

 

Mais la vérité, c'est qu'on a l'impression d'être dans un tableau de Jérôme Bosch, apparemment libre de toutes les fantaisies, mais sans qu'aucune d'elles ne porte à conséquence. Et, comme dans les tableaux de Jérôme Bosch, tout se passe dans la nuit.

 

On peut boire, baiser dans tous les sens, être un mari ou une femme fidèle, ne rien foutre, se tuer au boulot, se défoncer à la came, mener une vie saine et manger diététique, partir en voyage organisé, tout planter là pour parcourir le monde, consommer tant et plus à s'en faire péter le bide, vivre l'ascèse dans une ferme perdue du Larzac, vider ses comptes et se surendetter, gérer son budget au centime près, écrire un roman passionnant, se laisser envahir par la vermine et abrutir de somnifères sur le quai d'une station de métro, assurer sa promotion sociale, devenir chef de rayon, chef de service, cadre, président-directeur général, professeur des universités, on peut même devenir célèbre... On peut, on peut, mais c'est comme si on ne pouvait pas.

 

On est libre, pense-t-on, et même on est obligé de penser que la société dans laquelle on vit est tout de même le meilleur des mondes possibles, parce qu'en regardant la télévision, on voit des pays dans la misère la plus sombre. Une misère qui semble bien la garantie du Système  dont on devrait se réjouir d’être les profiteurs. C'est peut-être le pire : imaginer qu'il n'y a pas d'ailleurs. Le Système, nous l’a-t-on assez dit, est « mondialisé  ».

 

Un jour ou l'autre, on se retrouvera dans le cabinet d'un psy, ou à picoler un peu trop, à prendre des antidépresseurs, à se défoncer à la coke. Et même là, ça ne changera rien encore. On pourra penser qu'on a fait fausse route, et donc penser qu'il y a une vraie route. On se dira que cette vraie route, c'est de ne pas avoir fait les "conneries" qu'on a faites. Et on ne sera pas plus avancé.

 

La vérité, c'est qu'on s'emmerde à mourir.

 

Et c'est normal, puisqu'on vit dans une société qui meurt.

 

N'allez pas plus loin que chez votre coiffeur, dans votre rue, allumez la radio ou la télévision, écoutez un instant, au lieu de faire semblant d'y participer, la conversation qui se tient devant  la machine à café. Prenez du recul à un dîner de famille. Et vous-même, lorsque vous êtes seul(e), et qu'une étrange sensation de vide vous envahit ? Ne pensez pas alors que ce sentiment est normal, ou passager, que cela ira mieux plus tard. Cela n'ira pas mieux plus tard, justement parce que l'on n'attend rien de la suite.

 

Soyons plus précis : quand nous disons que le Système se meurt, qu'est-ce qui se passe exactement ? Deux phénomènes concomitants. Ne cherchez pas lequel de ces deux phénomènes est la cause de l'autre ; ils sont contemporains.

 

Le premier phénomène tient dans les quelques chiffres que nous avons cités en tête de ce chapitre. Ces chiffres nous montrent qu'il est inutile d'attendre une croissance économique pour nous sortir du marasme, pour faire repartir la machine. D'ailleurs, cela fait bien longtemps que plus personne n'y croit, à la croissance, dans les plus hautes sphères de l'Etat, chez les économistes. Et pour cause : qu’est-ce qui peut encore croître, dans ce grand corps boursouflé et malade ?

 

Ces chiffres, que nous disent-ils ? Deux choses.

 

La première est la plus évidente, on n'a même pas eu à la penser, elle a soulevé en nous une vive indignation. Et l'irrépressible envie de renverser une table sur la gueule du prochain type qui nous expliquerait que, pour que l'économie reparte, et que le chômage baisse, il faut faire des sacrifices, se serrer la ceinture, accepter de travailler plus, d'être payé moins, de renoncer aux fameux "avantages acquis". Ces chiffres nous montrent d'abord que les entreprises ne reversent pas leur part des bénéfices à leurs salariés. Et qu’elles n’embauchent pas non plus de main d’œuvre supplémentaire.

 

Mais au-delà, ces chiffres posent une question : qu’est-ce que cette économie qui enregistre des profits jamais vus, alors que le potentiel de consommation de la population ralentit ? C’est une économie devenue folle, qui repose sur la seule spéculation. C’est, à tous égards, une économie qui n’en a plus pour très longtemps à faire semblant de fonctionner.

 

Voilà le premier phénomène : le Système meurt de lui-même, il entretient son propre cancer. Mieux que cela, ses prétendus médecins lui portent le coup de grâce en voulant accélérer encore le processus. Ils prescrivent plus de "flexibilité" dans l'emploi, et ce à "droite" comme à "gauche". A quelles fins ? Pour augmenter les bénéfices des entreprises ? On trouve que 85 milliards d'euros, ce n'est pas assez ? On trouve que les gens sont trop accrochés à leur travail  ? Allez dire cela aux 2,4 millions de chômeurs dont nous parlions il y a un instant ! Et à tous ceux qui s'apprêtent à les rejoindre, parce qu'ils coûtent trop cher à leurs groupes, et qu'ils savent qu'ils sont les prochains sur la liste. Allez dire cela aux allocataires du RMI, aux clochards... Allez dire cela à tous ceux qui, aujourd'hui, ont peur, ou tout simplement furieusement pas envie de travailler. Ceux-là, on les entretient dans leur mauvaise conscience, selon les principes d'une vieille morale répressive que peu de gens oseraient revendiquer en public. Ce sont les deux clefs de voûte qui maintiennent encore le système à bout de bras et l'empêchent de s'effondrer tout à fait : le cynisme chez les uns, la mauvaise conscience chez les autres. Les deux visages du conservatisme.

 

Les uns croient "profiter" du Système parce qu’ils ont de quoi survivre, au jour le jour, sans perspective d'avenir, aux dépens de ce qui reste de l'Etat-Providence, d'allocation en aide, de subside en exonération. Les autres assument leurs salaires délirants, leurs profits honteux. Il faut bien que certains en touchent, de ces 85 milliards, tout n'est pas "réinvesti". Dans le dernier numéro de sa Revue des actionnaires , le président-directeur général de Total annonce que l'une des priorités de son groupe est le "retour aux actionnaires", et se félicite que les dividendes par action s'élèvent à 6,48 euros par an.

 

Mais que peut-on bien faire de cet argent quand il n'entraîne plus aucun enthousiasme, quand il enferme dans la solitude , quand il n'a plus aucune valeur sociale ? Plus personne ne jugera admirable qu'un homme empoche une énorme somme d'argent. L'argent n'est plus, depuis longtemps, une valeur sociale. On en a honte, on le cache. Ou bien on le montre avec insolence, provocation. C'est pourtant cela qui est censé motiver les gens à travailler. On comprend que, dans ces conditions, partout la motivation flanche.

 

Il fut un temps où l'argent s'exprimait en équivalent d'heures de travail. Aujourd'hui que le non-travail est rémunéré à une si large échelle dans nos sociétés, quelle valeur a encore l'argent ? Certains réclament qu'on cesse de rémunérer les gens qui ne travaillent pas. Mais d’abord, parmi ceux qui partagent cette opinion, il y a des actionnaires. Un actionnaire ne travaille pas pour gagner l’argent qu’il gagne ; c’est son argent qui travaille pour lui. Et puis, si l’on veut faire travailler ceux qui n’ont pas d’emploi, encore faut-il leur en trouver un. Or ce n'est pas un emploi que leur promettent les médecins fous du système, mais une "flexibilité" d'emploi. Cela veut dire que, même pour ces apôtres du libéralisme, du non-travail, il y en aura toujours autant, il y en aura même de plus en plus. Simplement, il serait mieux réparti. Nous parlons du chômage ici, bien sûr, pas de l’actionnariat. Chacun passerait dans sa vie par des moments de non-travail, tout le monde serait en transition entre deux emplois, les pieds dans le vide, sans lendemain. L'argent gagné pendant les périodes d'activité servirait à combler les trous. Riante perspective...

 

Ne cherchez pas ailleurs le fait qu'aucune solution n'ait été trouvée aux dysfonctionnements grandissants du Système  : c'est que personne n'a d'idée. Et, de fait, on ne sauve pas un malade du cancer généralisé.

 

Cela nous amène au second symptôme de la mort du Système : plus personne n'y croit. D'ailleurs, tout le monde veut le "réformer". Le mot "réforme" est le plus employé dans tous les discours et toutes les analyses politiques ou économiques. En 1789 aussi, il était urgent de réformer la monarchie absolue française ; en 1989, il n'y avait qu'une urgence en Union soviétique : il fallait réformer l'Union soviétique.

 

Mais on ne réforme pas un système, on l'abandonne.

 

Pourquoi ? Parce qu'un système, quel qu'il soit, est cohérent. La preuve en est que le nôtre continue de tourner, même au dernier degré de la déliquescence. Nous examinerons dans le chapitre suivant les raisons pour lesquelles le Système paraît poursuivre sur sa lancée, bien que ses jours soient comptés. En fait de réformes, nos hommes politiques, que l’on ne peut pourtant pas taxer globalement d’imbécillité, n’ont manifestement pas la moindre idée de ce qu’il faudrait faire. Tout le monde semble même trouver normal que des candidats à la plus haute fonction de l’Etat n’aient pour l’heure fait connaître aucun programme politique digne de ce nom.

 

Nos pays sont devenus ingouvernables d'un point de vue politique. De fait, la politique a déserté les bancs de nos institutions républicaines. Elle a reparu ce mois-ci, mais dans les rues. Dans l’hémicycle, on a vu des députés voter l’annulation d’un texte en faveur duquel ils s’étaient majoritairement prononcé un mois plus tôt. Nos "hommes politiques" ne font plus depuis longtemps de politique, ils se sont faits gestionnaires : ils gèrent la faillite. D'ailleurs, on a conscience que, pour gérer une banqueroute, il faut des gestionnaires très compétents. On nomma Necker jadis, un banquier, pour accompagner la mort de la monarchie française ; on nomme aujourd'hui d'anciens présidents-directeurs généraux de grands groupes pour exercer les fonctions de ministres.

 

De toute façon, nos hommes politiques n'ont aucune ambition politique ; ils n'ont pourtant pas vraiment d’inquiétude non plus. Si beaucoup d'entre eux songent à la nécessité d'instaurer la flexibilité du travail, ils sont, pour leur part, politiciens à vie. Ils passent d'un mandat à un autre sans jamais échouer dans le vide. Ils peuvent perdre des élections : tout comme les fonctionnaires aujourd'hui, ils ont la sécurité de l'emploi. On leur trouve toujours quelque chose. Et, finalement, la place n'est pas mauvaise : même le maire d'une ville de médiocre importance peut vivre de son "métier". La politique est un métier, et un métier qui rapporte. Un président de région a récemment défrayé la chronique pour avoir déclaré à la presse que ses 5000 euros nets d'émoluments mensuels n'étaient pas suffisants pour nourrir sa famille.

 

Revenons-en au fond du problème : plus personne n'a envie de participer à un pareil simulacre de société. Plus personne n'a réellement envie de travailler, aujourd'hui, et c'est bien normal. Le travail, dans une société, c'est ce que chacun fait, non pas pour sa survie personnelle, mais pour la perpétuation de la société. Et, comme tout le monde sait, quelle que soit sa position sociale ou son degré d’instruction, que notre Système est sur son lit de mort, entouré de médecins qui vont l'achever, plus personne n'a le cœur à l'ouvrage. Travailler, c'est donner son acquiescement au Système tel qu'il va. Qui a envie que le Système aille encore quelques années ?

 

Personne.

 

Arrêtons-nous, pour finir, sur la crise politique qui a secoué la France ces deux derniers mois. Elle s'est assez vite condensée dans les universités. On a murmuré, chez les enseignants du supérieur, que cette crise était aussi une crise de l'université. Logique : l'université est un des lieux où une société se donne à voir, s'invente ou se conteste, un lieu de transmission. Or, nous l'avons dit, nous évoluons depuis trente ans en milieu hospitalier. Le Système crache ses miasmes, personne ne veut les attraper. On ne veut pas s'approcher de la chambre, même pour penser ce qui pourrait bien se substituer à cette organisation malade autour de laquelle des courtisans dépressifs forment un mur mou. Depuis le milieu des années soixante-dix, l'université a connu un mouvement de dépolitisation intense. On n'y pense plus rien en politique, surtout - et certains d'entre nous sont bien placés pour le savoir - parmi les enseignants. Ceux-ci ont cru qu'il était possible d'enseigner leurs disciplines respectives d'une manière strictement scientifique, sans s'occuper du reste. Mais, comme tout point du Système, l'université est rattachée au Système. Et, comme de surcroît elle est chargée de la transmission des valeurs du Système, l'université, pour pouvoir appliquer son programme dénégationniste , a dû renoncer à transmettre quoi que ce soit. En cela, elle n'a fait que prendre la relève du système éducatif tout entier. On ne dispense plus à l'université aujourd'hui que des parodies de cours, on n'y délivre que des parodies de diplômes.

 

Or - et c'est ce qui nous intéresse ici - la parodie a bien failli ne pas reprendre son cours, ce mois-ci. Alors que les gestionnaires d'en haut avaient renoncé à l’essentiel de leur redoutable chimiothérapie, de nombreuses universités sont restées bloquées. Il était pourtant manifeste que le mouvement étudiant était dans une phase d'essoufflement. La vérité, c'est que personne n'avait envie de reprendre. Pas même ceux qui, parmi les étudiants comme parmi les professeurs, s'étaient faits les farouches opposants au blocage. On a vu ces derniers multiplier des actions de provocation ou se refuser à des actions stratégiques qui eussent permis d'utiliser à leurs fins l'essoufflement du mouvement.

Dans la mauvaise foi plus ou moins générale, on a vu lors de cette crise politique une énorme tentation. Celle de ne pas reprendre. Celle de murmurer, devant la chambre close où se pressent les médecins : "Le roi se meurt."



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