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  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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Quand, le 22 mai 1978, à cinq heures du matin, je débarquai de La ville de Nantes et posai le pied, les bras chargés de cadeaux, sur les pavés inégaux du port de Carthagène des Indes, personne ne m'attendait. Et pourtant, j'avais acheté un présent pour chacun : des poupées pour mes nièces, un cheval de bois et un train électrique, des bijoux, des étoffes, des gousses de vanille et des graines de baobab. Et puis je me suis souvenu que ma famille habite à Rouen, que plus aucun enfant ne joue avec un train électrique et que je souffre du mal de mer au point de ne jamais m'approcher de l'eau. D'ailleurs, je n'ai pas de nièces, et quoique j'aie déjà songé à acheter un chien pour être reconnu à mon retour de voyage, je n'ai jamais pu surmonter la répugnance que j'éprouve à la vue des chiots entassés dans des cages vitrées sur les quais de la Seine ; du reste l'occasion de me reconnaître ne se serait guère présentée au pauvre animal à qui j'ai épargné ma compagnie car je ne voyage pour ainsi dire jamais. Il n'en reste pas moins que j'aimerais être reconnu et surtout regretté.

Mais je ne veux pas vous ennuyer avec un roman, Monsieur le Commissaire, je veux seulement vous éviter une erreur judiciaire et vous donner un petit aperçu de mes activités. J'affabule presque sans m'en rendre compte ces jours-ci, vous m'excuserez si je perd mon fil, c'est une stratégie de survie, vous allez comprendre.

Pour commencer par le commencement, je ne suis pas bien sûr d'être né le 13 avril 1961, la date importe du reste assez peu. Andreï Pavlicek, né le 13 avril 1961 à Baden-Baden, ce n'est pas moi, c'est l'autre, celui qui est mort. Andreï, c'est l'amour de jeunesse de maman, celui qui n'a pas voulu l'épouser après tout ce qu'elle avait fait pour lui. Et puis après, c'est mon frère aîné de deux minutes, qui était plus frêle et qui n'a pas survécu. Lorsque j'ai vu le jour, donc, le 13 avril 1961, sous la forme d'une ampoule grésillante et nue pendant du plafond gris de l'hôpital, c'était déjà trop tard, on ne m'attendait plus. Et ce retard initial, je ne l'ai jamais rattrapé. Sorti deux minutes plus tôt du ventre maternel, mon frère m'avait ravi le droit d'aînesse en même temps que le prénom choisi par maman pour l'enfant - l'enfant unique - qu'elle attendait. Pour moi, elle n'avait songé à rien, car je suis venu par surprise. J'étais en quelque sorte le petit plus, le supplément gratis, j'aimerais pouvoir dire la cerise sur le gâteau, mais pour des parents modestes comme les miens, c'était plutôt une catastrophe. Enfin s'il avait survécu. Alors, naturellement, je l'ai détesté. A peine né, j'ai souhaité sa mort, à ce traître qui m'avait doublé. Et quelque chose, sans doute, dans ma colère, a suffi à venir à bout de lui. Fratricide à même pas une heure d'existence.

Bien sûr, au début, on me l'a caché. Ce n'est que vers 4 ou 5 ans que la photo du nouveau-né sur la table de chevet de maman m'a intrigué. Et peu à peu, les indices se sont mis à concorder contre moi. Au fond c'est lui qui m'a bien eu : il a reconnu à temps que le meilleur rôle était celui du mort.

Et puis il s'est manifesté. Et ce médecin qui pensait que je bégayai ! Cinq ans chez l'orthophoniste pour rien, parce que c'était l'autre qui répétait après moi, pour me faire perdre la face, et tous ces idiots qui ne le voyaient pas.

Rien qu'avec mon nom, vous avez commencé à faire le rapprochement, Monsieur le Commissaire ? Car après avoir appartenu au beau ténébreux qui a séduit et abandonné maman, à un nouveau-né souffreteux décédé deux heures après sa naissance et à mon humble personne, le prénom d'Andreï, associé de surcroît à ce qui a toujours été mon nom de famille (le mien, vous entendez, le mien !), est échu à un cadavre flottant sur la Seine et retrouvé par un marinier, le soir du 17 septembre dernier. On ne peut pas être deux à s'appeler Andreï Pavlicek, je l'ai montré dès ma naissance, je n'ai rien d'autre à dire, vous en tirerez les conclusions qui s'imposent.

Vous serez heureux d'apprendre que j'ai fini par l'avoir. Pas celui que j'ai balancé dans la Seine, non, lui ce n'est qu'un sous-fifre, un grouillot sans importance, je parle de l'autre, mon double trépassé. Comment j'ai fait ? Ça a été plus dur et ça m'a pris beaucoup plus longtemps. Je l'ai eu en apprenant une langue étrangère, une de celle qu'on n'arrive pas facilement à prononcer. Et le frérot, me faire bégayer en chinois, et bien, il n'y arrivait pas. J'ai remarqué très tôt que tout ce que j'acquiers non par inclination personnelle (car celle-ci est sans doute inscrite dans mes gènes, et donc dans les siens) mais en luttant contre ma pente naturelle (le chinois, je vous demande un peu !) m'éloigne de lui et l'empêche de me nuire. J'ai donc pris soin de me façonner des goûts éclectiques et inexplicables : je me suis fait imprévisible. Je dois dire que j'ai assez bien réussi. J'ai donc étudié successivement le chinois et l'araméen, la pétanque, la microbiologie, la peinture sur sujets vivants, le hockey sur glace, la boxe thaï et la couture, tout ça dans le seul but de lui échapper.

Mais je ne peux pas l'empêcher d'être là dans ce désir d'écrire qui m'habite, je sens toute l'existence avortée de mon frère parcourir ma main droite tandis qu'elle trace ces lignes. Il veut que je parle de lui. Pour le tromper, j'ai résolu d'écrire dans tous les styles, sur tous les tons, et dans tous les genres : il y en a bien un qui lui déplaira trop pour qu'il m'y suive. C'est devenu une seconde nature, et je ne peux plus contrôler ces changements de tons qui surviennent à l'improviste, comme changent les programmes d'une radio quand on roule, la nuit, avec le poste allumé pour ne pas s'endormir : la minute d'avant, on écoutait du Mozart, et puis soudain, parce qu'on a passé sans doute la limite d'émission des ondes, on entend une publicité pour la lessive, les plaisanteries d'un humoriste ou la rubrique nécrologique.

Vers 13 ans, j'ai commencé à présenter des signes de ce que les médecins appellent des « troubles de la personnalité ». Pour vous résumer cela rapidement : les gens normaux ont des sautes d'humeur, j'ai des sautes d'identité. En les multipliant, je fais en sorte qu'il ne puisse s'emparer tout à fait d'aucune. Je suis tout à fait conscient que cela m'a rendu d'abord moins aisé pour mes semblables, mais d'un autre côté, je les attire à leur insu, car je porte en moi des bribes de chacun et tous reconnaissent dans les étoffes bigarrées qui composent mon habit la couleur unique de leur propre désir. Vers 18 ans, les  médecins ont conclu que je simulais. Ils n'ont absolument pas compris que c'était une stratégie à la fois lucide, programmée et très efficace, rendue absolument nécessaire par la persécution dont j'étais victime en interne.

Je ne m'appartiens plus, dites-vous ? Tant mieux, voilà qui me fera classer irresponsable. Cela dit je n'ai pas l'intention de vous attendre, Monsieur le Commissaire, sauf le respect que je vous dois. Et puis qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire « s'appartenir », « être soi » ? Parfois je songe que le bonheur est dans l'anonymat, l'indétermination dont jouissent les enfants de ces villages italiens où l'on donne sempiternellement à l'aîné le nom de son grand-père paternel, féminisé si le malheur a voulu que naisse une fille, au cadet celui du grand-père maternel, et ainsi de suite jusqu'à ce que tous les ancêtres y passent jusques et y compris les collatéraux (car on est encore prolifique dans ces pays là). Et voilà comment depuis des siècles, on entend les femmes crier les mêmes prénoms pour houspiller leurs enfants ou appeler leurs maris, on voit les mêmes lettres sur les tombes et les portes cochères.

Je devrais m'estimer heureux, me direz-vous alors, puisque mon aîné s'est en quelque sorte chargé du poids de cette détermination ? Certes, mais sans nom pour m'oppresser, je n'en n'ai pas non plus pour être délivré par l'appel de quelqu'un qui m'attend et qui m'espère. Et voilà pourquoi les autres doivent disparaître et moi seul demeurer.

Je vous laisse quand même une petite consolation, puisque je vous fausse compagnie alors que nous venons tout juste de faire connaissance. Vous trouverez dans le tiroir de mon bureau un petit cahier gris qui contient quelques-unes de mes productions. Ça vous fera passer le temps. On ne doit pas s'amuser tous les jours dans votre métier. S'il vous venait l'idée de faire publier mon petit ouvrage (les pensées d'un psychopathe, ça pourrait se vendre), je voudrais qu'on appelle le recueil Fraternités. Vous n'allez pas refuser sa dernière volonté à quelqu'un qui s'est fait soufflé sa vie à la naissance ?


Dorothée Cailleux

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