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  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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Toute notre vie se joue à chaque instant.

 

Chaque jour qui s’achève, je peux me poser la question : ai-je vécu ? Ai-je vécu au sens plein du terme ? Qu’ai-je fait de neuf ? Qu’ai-je fait de plus ?

 

Etre un vivant, c’est être nécessairement un expérimentateur.

 

Rappelons le principe de l’expérience scientifique : soit des paramètres connus, si je change l’un d’eux, que se passe-t-il ?

 

La question de la vie serait au fond de savoir jusqu’à quel point je peux être autre que ce que je suis maintenant.

 

Si je suis en vie pour quelque chose, ce ne peut être que pour cela : pour changer la vie.

 

L’expérimentation est programmée. Le scientifique ne mène pas des expériences au hasard. Si c’était le cas, il aurait toutes les chances de retomber sur du connu. Il aurait perdu son temps. Or, à l’échelle d’une vie humaine, le temps presse. Même s’il presse lentement. Nous ne disons pas que toutes les expériences doivent être menées tambour battant. Elles sont souvent lentes, ces expérimentations. Tiens, si on parle du livre que vous tenez dans les mains, par exemple. Il a jailli dans un éclair – mais voilà des mois qu’il nous tient en haleine, et plusieurs heures que vous le lisez. L’expérience doit être à chaque instant. Cela signifie que même si nous avançons très lentement, comme les glaciers, nous devons avancer. Un jour d’immobilisation – hélas, cela se produit – et l’on a cessé de vivre. Tout en nous l’indique : nous avons l’impression d’un vide intérieur. Ce n’est pas une impression : ce vide existe, il est comme une petite lésion, qui cicatrisera avec quelques jours de vie. Voilà ce que doit prescrire un vrai médecin à son patient : de la vie.

 

L’expérimentation, si elle ne veut pas retomber en arrière, piétiner, multiplier les lésions, faire de nous des mutilés de la vie, doit être programmée. Même si cette programmation est bien souvent intuitive. Et qu’elle change souvent de routes : l’essentiel c’est qu’on avance. Un pied devant l’autre : à droite ou à gauche, qu’importe ? On n’avance jamais que là où l’on peut avancer. Faisons-nous confiance. Si nous avons encore des doutes, redisons-le encore une fois : l’homme ne se trompe jamais, il ne peut que perdre du temps.

 

Ainsi le principe du Cluedo®.

 

Expliquons d’abord les règles de ce jeu de société en quelques mots.

 

A l’issue d’une réception donnée dans sa villa, le docteur Lenoir a été assassiné. On a retrouvé son corps dans l’escalier menant à la cave. Les joueurs doivent mener l’enquête pour déterminer dans quelle pièce, avec quelle arme et par qui Lenoir a été tué. Le plateau de jeu figure la villa, avec ses pièces, ses couloirs. Chaque joueur interprète un suspect. C’est le principe : il n’y a personne qui soit extérieur au jeu. Les enquêteurs sont les invités. L’un d’eux s’apercevra donc qu’il était lui-même l’assassin. Il y a des cartes, de trois sortes, figurant les pièces de la villa, les armes que l’on a pu y découvrir, et les suspects. Dans un cache, on dispose au début de la partie, une carte de chaque catégorie. On distribue le reste des cartes à tous les joueurs. Ceux-ci devront alors mener la partie comme suit : d’abord, jeter les dés. Voir dans quelle pièce ils peuvent mener leur enquête. (Un joueur peut perdre du temps en n’ayant pas assez de points pour atteindre une pièce. Il reste alors dans le couloir, ou dans une pièce qui n’a plus rien à lui apprendre.) Parvenu dans la pièce qui l’intéressait, le joueur formule une hypothèse. On dit ainsi : « Je soupçonne M. X d’avoir assassiné le docteur Lenoir dans la pièce où je me trouve, avec telle arme. » On se tourne vers le joueur placé à sa gauche, qui examine s’il a dans son jeu l’une des cartes correspondant aux termes de l’hypothèse. S’il en a une, il la montre à l’enquêteur ; s’il en a plusieurs, il en choisit une. S’il n’a rien, on passe au joueur situé à sa gauche, etc.

 

Une bonne enquête au Cluedo® est une enquête où l’on programme. Si vous formulez des hypothèses à tort et à travers, on vous montrera toujours – c’est le jeu – des cartes qu’on vous a déjà montrées, ou dont on sait que tout le monde les connaît. Et vous n’apprendrez jamais rien.

 

C’est exactement la même chose pour la vie. On vous a distribué des cartes, mais quelques cartes seulement. L’humanité entière détient toutes les cartes. Même les morts ont quelque chose à dire : les cartes qui sont dans le cache, au milieu du plateau de jeu, c’est le testament du docteur Lenoir, la solution de la partie. On la consultera obligatoirement à la fin pour vérifier l’accusation du premier joueur qui croira avoir trouvé. Mais ces cartes, pendant la partie, il n’y a aucun moyen de les connaître sans demander aux autres ce qu’ils ont dans leur jeu.

 

L’expérimentateur, c’est avant tout celui qui a pris conscience que les cartes qu’il a dans la main ne sont rien au regard de toutes les cartes du jeu.

 

Mais dans la vie comme au Cluedo®, il est inutile d’avoir vu toutes les cartes, d’avoir interrogé tous les joueurs, d’avoir formulé toutes les hypothèses, pour deviner quelles sont les cartes qui sont dans le cache. Le jeu serait, si c’était le cas, mécanique, et d’un ennui mortel. Le hasard seul des coups de dés déciderait de l’issue de la partie.

 

Non, il faut avoir formulé les bonnes hypothèses. Formuler une hypothèse au Cluedo®, c’est avoir combiné dans sa question des cartes que l’on a dans son jeu, et des cartes que l’on n’a pas, et sur lesquelles on veut être éclairé. Si un joueur a l’une de ces cartes et qu’il vous la montre, vous avancez grâce à lui. Si personne n’a rien à vous montrer, alors c’est que vous avez touché juste : vous avez découvert l’une des cartes qui se trouvent dans le cache.

 

Dans les deux cas, l’expérimentation a réussi.

 

Dans le second cas, vous terminez peut-être la partie. Vous proposez à tous les joueurs une évolution. On redistribuera les cartes, ce ne sera plus la même partie, plus la même situation, plus du tout.

 

Mais dans le premier cas, apparemment plus modeste, où quelqu’un a une carte à vous montrer, vous aurez avancé en creux vers la formulation de l’accusation. Vous aurez aussi informé les joueurs aux aguets des cartes que vous détenez probablement, et leur aurez ainsi donné la possibilité de gagner du temps. Le bon joueur au Cluedo®, comme le bon vivant dans la vie, est celui qui expérimente à tous les tours de jeu, pas seulement quand c’est à lui de jouer. Pour finir, vous aurez établi un contact avec le joueur qui vous a montré sa carte. Le Cluedo® est, dans tous les sens du terme, un jeu de société.

 

Apprenons qu’il y a toujours quelque chose à découvrir.

 

Faisons de notre vie une expérimentation, c’est-à-dire la seule forme de vie possible, la seule vie qui soit vraiment la vie. Pour cela, comptons sur les autres joueurs. Le monde est un vaste laboratoire. Nous sommes tous des confrères. Chacun de nous détient des cartes indispensables, mais pas suffisantes.

 

Au centre de la table, dans l’escalier menant à la cave, il y a la réponse à la question : qui a tué le docteur Lenoir ? C’est-à-dire : qu’est-ce qui s’est passé ?

 

Il s’est toujours passé quelque chose.

 

Rappelez-vous, c’est par là que nous avons commencé : nous vivons une époque de transition. Nous avons déjà derrière nous la mort du Système, et devant nous une vie nouvelle, vers laquelle chaque jour nous approche un peu plus.

 

Et puis nous avons parlé de stratégie.

 

Comme dans un jeu.

 

Au Cluedo®, si vous ne rusez pas, si vous vous contentez d’appliquer les règles du jeu, et que vous demandez toujours les mêmes cartes que vous détenez, en ciblant chaque fois une carte dont vous voulez savoir si elle n’est pas dans le cache, vous fournirez aux autres joueurs la certitude que vous détenez ces cartes. En bégayant ainsi, vous rendez la partie peu intéressante, et de surcroît, vous avez donné aux autres joueurs une avance qui est autant de temps que vous aurez à rattraper. Il faut inventer sans cesse des combinaisons nouvelles pour que la partie soit passionnante, et que tout le monde y prenne un grand plaisir.

 

Or, quelle technique permet de corser un peu les choses, et en même temps d’aiguiller les joueurs, d’avancer ensemble ? C’est de ne pas nommer comme « cartes blanches » (c’est-à-dire des cartes sur lesquelles vous avez déjà des certitudes) uniquement des cartes en votre possession, mais d’inclure dans votre hypothèse une carte dont vous savez qu’elle est dans le cache. Ainsi, personne ne vous la montrera, mais les joueurs auront un soupçon. Ils auront envie d’aller voir. Vous leur aurez donné envie de chercher. Voilà ce que nous pouvons faire les uns les autres : nous encourager dans l’expérimentation. Non pas seulement en nous racontant notre existence (du style : « Tu vois, petit, tout ce que j’ai fait dans ma vie, à quelle point j’ai été un type ou une fille intéressant(e)… ») – mais en suscitant un désir d’expérimentation collectif. Parce que l’expérimentation est de toute façon collective, le désir d’expérimentation – la vie même – doit être aussi collectif.

 

C’est ce désir qui a inspiré le livre que vous êtes en train d’achever.

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