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  • : Clair-obscur
  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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L'hymne national résonne dans le petit atelier. A l'écran, sur le palais présidentiel éclairé de mille feux, drapeaux en berne, on voit s'afficher en lettres blanches :


« C'étaient les vœux de nouvel an du président de la république,

Charles-Emmanuel Zambetti »

 

         Raymond essuie sa main pleine de cambouis sur sa grosse salopette bleue. A y est, il a fini. Une vraie saloperie à installer, ce carburateur. Avec ces foutus systèmes informatiques à la mords-moi-le-truc... Bientôt, il sera même plus capable de changer une bougie. Il faudra sortir de Sup'Sys' pour vérifier le niveau d'huile. Avant, en cinq minutes c'était fait. On pouvait demander au client de prendre un jus au café d'en face en attendant. Maintenant, il faut passer une heure à lire leur foutue documentation avant de dévisser le moindre boulon, pour que tout vous pète pas à la gueule. Foutus informaticiens. Mais ça valait le coup quand même. C'était un gros client, qui paierait tout de suite. Et vu l'état des affaires, Raymond ne pouvait pas dire non à un client.


         Raymond range le vérificateur de connectivité. Un foutu machin qu'il a dû commander une fortune aux ateliers de Rubber. Et ce foutu vérificateur ne marche que sur les Rubber. Pour les Sératonik, il faut un autre foutu machin qui fonctionne pas pareil.


         Foutu métier.


         Raymond range soigneusement les fiches en papier glacé qui portent le sigle Rubber : une antilope rouge sang dans une roue de voiture. Ses mains encore noires tachent le carton immaculé. Bon, ben... c'est la quille, comme qui dirait.


         A la télé, par contre, c'est la pub. Raymond se hisse sur la pointe des pieds, et coupe le petit téléviseur, juché en haut de l'établi.


         Zambetti, il a dit qu'il fallait se serrer la ceinture. Il avait pas l'air de rigoler. Il disait que la situation du pays était difficile, et que ça demandait l'effort de tous et de chacun. En disant « de tous et de chacun », il a pointé son long doigt blanc vers Raymond. Puis il a reposé sa main sur son autre main, et il a souhaité à chaque citoyen du pays une année fertile en... fertile en trucs, Raymond se rappelle plus en quoi elle devait être fertile, son année. Mone, elle dit que Zambetti passe bien à la télé. Elle a raison, Mone. Il a de la classe. Il avait un costume sombre, une cravate rouge et une chemise blanche impec. Avant que Raymond ait l'air aussi classe, il faudrait attendre que Momo arrête de picoler, exemple. Autant dire que c'est pas demain la veille. Pour le mariage de sa sœur, il portait un costume neuf qui le serrait aux encoignures, comme qui dirait. Quand il s'est vu sur les photos que lui a envoyées sa sœur, il s'est dit qu'il aurait pu aussi bien venir en salopette. Il ressemblait à rien, parole.


         Que Zambetti, quand il dit un truc, ça, c'est sûr, on l'écoute. Momo, il dit que tout est une question d'image dans la société actuelle d'aujourd'hui. Il a raison, Momo. C'est con qu'il picole, parce qu'il aurait pu être un type bien, sans ça.


         Raymond va au petit lavabo au fond de l'atelier. Il prend un verre sur l'égouttoir, ouvre le robinet, et il s'en boit deux, coup sur coup. A la santé du foie de Momo.


         Il regarde l'écran noir de la petite télévision, et il repense à Zambetti, en costume sombre sur le rideau rouge qu'il y avait derrière lui.


         Il a raison, Zambetti, pense Raymond. Le pays est dans une foutue situation. Avec la dette, le chômage, la violence, tout ça. Et la crise bancaire. Raymond sait pas trop pourquoi il y a une crise bancaire en ce moment, mais c'est sûr que c'est une grosse crise. Ils ont montré des types à la télé, des types en cravate et tout, moins élégants que Zambetti mais quand même : ils s'arrachaient les cheveux. Y'en a même un qui pleurait. Non, c'est vrai, faut faire un effort si on veut s'en sortir. Zambetti, il y arrivera pas tout seul, tout classe qu'il est.


         C'est pas qu'il passe sa vie à glander, Raymond. Exemple, il est encore dans son atelier un trente et un décembre pour finir ce truc sur la Rubber... Mais ça suffit pas. C'est sûr, ça suffit pas.


         Par contre, il a dit un truc, Zambetti, Raymond a pas vraiment compris. Il a parlé d'un « défi à relever »... Ils disent souvent ça, les politiciens. Raymond ne sait pas très bien ce que c'est qu'un défi. Relever, oui, à la rigueur, il voit. On relève un truc qu'on a fait tomber. On relève Momo quand il est schlass, exemple. Ou, tiens, on relève un niveau d'huile. Mais relever un défi, Raymond voit pas bien ce que ça veut dire qu'on fait. Pas grave, l'important, c'est que Zambetti il sache, lui. C'est pas pour rien qu'il est là où il est, Zambetti. Faut qu'il y ait des types qui s'y connaissent aux commandes, il dit, Momo. Il a raison. Pour relever les défis, exemple. Raymond, lui, il saurait jamais faire ça, vu qu'il sait même pas ce que ça veut dire. Mais il fait pas de politique, Raymond.


         Raymond jette un dernier regard sur l'atelier. Tout n'est pas encore à sa place, il y aura du boulot demain après-midi. C'est assez pour ce soir. Raymond éteint la grande rampe de néons.


         Tiens, un truc tout con, mais c'est vachement important, ça : éteindre la lumière. Pas laisser tout allumé pendant la nuit. Ça fait des économies d'énergie, ils disent, à la télé. Et ça doit être vachement important, les économies d'énergies, vu qu'ils en parlent tout le temps, à la télé. Des types balèzes, qu'ont fait Sup'Sys' et tout. Des esseperts. Il paraît qu'on aura bientôt plus d'énergie. Il serait bien, Raymond, si du jour au lendemain, il y avait plus de gasoil ! Il pourrait attendre le client ! Déjà que le gasoil arrête pas d'augmenter...


         Non, c'est vrai, faut que tout le monde se serre la ceinture. Mone, par exemple, le truc d'éteindre la lumière, elle s'en fout. Elle laisse toujours tout allumé. Elle éteint jamais la télé, elle la met en veille. Raymond lui a déjà dit que c'était pas bien pour les économies d'énergie, de laisser la télé en veille, ils l'ont dit, à la télé. Ils savent ce qu'ils disent, les mecs, quand même, c'est des esseperts. Mais ça sert à rien de lui expliquer, à Mone, elle s'en fout. C'est pas une bonne citoyenne, Mone. Sûr que Zambetti, il serait pas content s'il connaissait Mone. Toujours à penser à leur deux semaines de vacances à l'été. Raymond arrête pas de lui dire : ça dure que deux semaines par an, les vacances, et toi, tu penses à ça toute l'année. Mone, elle répond qu'heureusement qu'il y a des gens comme elle qui vont dans les agences de voyages et qui achètent des séjours aux Baléares. « Ils feront comment pour faire monter leurs actions à la bourse, si personne achète rien, hein ? Tu m'expliques ? » Elle a oublié d'être con, Mone, ça, c'est sûr. Elle oublie beaucoup d'autres trucs, d'ailleurs. Comme de rentrer les surgelés au congél' quand elle revient des courses. Ou d'éteindre la lumière quand elle part.


         Raymond ferme le cadenas avec sa grosse clef jaune.


         Il fait un froid de gueux. On entend des klaxons pas loin, des types qui commencent la fête, déjà.


         Raymond jette un dernier regard sur son garage.


         Un bâtiment tout simple, sur un étage, avec une pancarte qui commence à se faire plus toute jeune : « Garage Sérano ».


         C'est pas pour dire, mais il est content, Raymond.


         Il est content de quitter tard le boulot, ce soir.


         Preuve que le gars Raymond, il se serre quand même un peu la ceinture. Il serait fier de lui, Zambetti, s'il savait ça.


         Enfin, il s'en fout pas mal, Zambetti, de Raymond et de son garage...


         Raymond pense à un truc - un truc qui arrivera jamais, mais supposons ? Supposons qu'un soir, tard, il passe devant le garage à Raymond, Zambetti, avec sa Greimar ? Ils ont des Greimar, au gouvernement... Et supposons qu'il tombe en rade. Supposons. Raymond s'imagine, les mains dans le cambouis, voyant débarquer les gorilles du président. « Il y a un problème, monsieur Sérano... La voiture du président a du flou dans le moteur... » Zambetti viendrait aussi, forcément. Momo l'a vu, un jour, place de la Fédération. Il paraît qu'il serrait les mains de tout le monde, et que, de près, il est très simple. « Monsieur Sérano, qu'il dirait, Zambetti, je suis fier de vous. C'est grâce à des citoyens comme vous, qui travaillent dur, que notre pays a des chances de s'en sortir... » Il serait pas peu fier, Raymond, pour sûr.


         Raymond met les gaz sur son vieux Sératonik, qui crachote un peu, mais démarre quand même. Il peut toujours rêver. On sait jamais. Tout peut arriver. Ce soir-là, sûr qu'il serait fidèle au poste, Raymond. Et pas peu fier.


         Il rejoint le périphérique.


         Au moment de s'engager sur la bretelle, Raymond se dit que ça y est, jusqu'à demain après-midi, il est en vacances. Mone l'attend. Il a mérité un vrai réveillon. C'est pas ce soir qu'il va se serrer la ceinture... Autour de lui, les gens klaxonnent. Il klaxonne aussi, Raymond. Dès demain, promis, il recommencera à se la serrer, la ceinture. Des fois qu'un soir, tard...





         Olivier Preuvelle descend les marches de l'hôtel Bridencourt. Son chauffeur l'attend devant la Greimar noire aux vitres fumées. Olivier salue le planton dans sa guérite, et s'engouffre dans la voiture. Son chauffeur referme la portière.


         Olivier pousse un soupir de soulagement. Ça y est, c'est fait. Le dossier BNCF est bouclé, en gros. Plus qu'à écrire une synthèse pour le Patron.


         Olivier regarde sa montre. Ils ont dû passer les vœux à la télé.


         Lui, il a vu l'enregistrement il y a trois heures, juste avant qu'ils ne l'envoient aux différentes chaînes. Il connaissait le texte, c'est Beugnon et lui qui l'ont écrit, mais il voulait voir la prestation. 


         Le Patron était très bon.


         Ferme mais compassionnel, comme ils en avaient convenu.


         Il a un don pour parler aux gens droit dans les yeux, le Patron. Un don pour montrer à monsieur et madame Tout-le-monde qu'il les comprend. Tout en maintenant le cap.


         « Se serrer la ceinture » était une très bonne idée. Du Beugnon tout craché. « Simple et choc », comme il dit. Si avec ça, les gens ne prennent pas conscience de la gravité de la situation ! Olivier repense à ces manifestants l'autre jour, place de la Fédération. La hausse du pouvoir d'achat, quelle blague ! Ils les prennent pour des magiciens ? Le Parti Social-démocrate était derrière, évidemment. Guérin, qui attend son tour... Vu ce qu'ils ont fait pour le pouvoir d'achat quand ils étaient au pouvoir ! Et cette vipère de Lanzac, qui a reparlé de l'augmentation du salaire présidentiel sur TV2. Salaud ! C'est bien le moment, après la parution des chiffres de l'INPO sur les prévisions de croissance !


         C'est vrai que le Patron n'y est pas allé de main morte, pour cette histoire de salaire. Mais il avait dit qu'il le ferait, avant les élections. Et puis, bon sang, ça clarifie la situation. Les enfoirés du PSD s'en foutaient plein les poches grâces aux « enveloppes de fonctionnement » ! Le nouveau système est quand même beaucoup plus éthique ! Lanzac le sait parfaitement. Il ne se serait pas payé sa villa à Feyrol-les-Pins s'il n'avait pas un peu forcé sur les « enveloppes de fonctionnement », hein, Lanzac ?


         Olivier aussi avait besoin de cette revalorisation générale des traitements en haut lieu. Le petit Etienne a intégré en juin dernier l'Ecole nationale supérieure systémique - comme son frère il y a cinq ans - et il voulait sa garçonnière. Normal : il a l'âge. Ils n'allaient pas lui acheter un deux-pièces cuisine dans le quartier turc !


         Olivier regarde à nouveau sa montre. Evidemment, ils sont pris dans les embouteillages.


         Pour le salaire du Patron, Olivier aurait été partisan d'une augmentation officielle à soixante pourcents, ce qui n'était déjà pas mal. Mais le Patron voulait cent pourcents. Il disait qu'après cela, on n'en reparlerait plus. Ce n'est pas faux. C'est juste qu'ils en sont au moment où on en parle encore. Ça passera.


         Quand même, ces gauchistes, quelle blague ! Combien d'entre eux sortent du boulot à cette heure-ci, le soir du réveillon, hein ? Combien ? Ils doivent tous être en train d'ouvrir les huîtres ! Pleurer sur les quarante-deux heures par semaines ! Mais il travaille combien d'heures par semaine, Zambetti ? Soixante ? Soixante-dix ? Il lui arrive de passer des nuits entières dans son  bureau à se faire relire des notes de synthèse.


         Et, entre nous, le boulot de Zambetti, c'est autre chose que serrer des boulons dans une usine Feybral ! Si un ouvrier de Feybral se trompe de boulon, hein ? La belle affaire ! Il y a une ménagère de moins de cinquante ans qui se prendra une douche au hachis de bœuf en utilisant son Omnix-2000. Elle n'en mourra pas. Alors que Zambetti et eux, s'ils commettaient la moindre erreur d'appréciation sur une situation donnée - hein, mettons une situation donnée ? La moindre erreur ? Quelles conséquences ? Deux, trois milliards de dollars ?


         Olivier est énervé, ce soir. Il ne devrait pas penser aux gauchistes juste avant un réveillon, c'est mauvais pour le foie, les gauchistes.


         Olivier desserre le nœud de sa cravate Bardello. Et il pose une main sur le siège en cuir. Ça calme, le cuir.


         Pourquoi est-ce qu'il pense tellement aux gauchistes ?


         Il faudra qu'il en parle à Brönheim.


         A la dernière séance, ils ont travaillé sur son complexe de castration. Ça doit être une histoire de castration, cette obsession des gauchistes. A coup sûr.


         Olivier regarde défiler les lumières de la ville. Ils ont enfin passé le carrefour de Perentolla, et ils s'engagent sur l'Avenue Stéphane 1er.


         Dans quelques heures, il y aura un nombre de soûlards au mètre carré qui apparentera l'avenue Stéphane 1er à une usine pétrochimique en terme de risques d'incendie. Une allumette, crac.


         Les gens ne sont pas raisonnables. On leur dit de se serrer la ceinture, et ils vont se répandre sur les avenues, en descendant du Dom Pérignon, en beuglant et en vomissant tripes et boyaux. Ah, ce n'est pas un métier facile, la politique. Il aurait dû demander deux cents pourcents, Zambetti. Pour le mois de décembre. Une prime de réveillon, en somme.


         Olivier a soudain une pensée sournoise. Enfin, disons, une pensée qui sournoisement lui envahit le cortex. Il essaie de songer à la barbe blanche et aux petites lunettes rondes de Brönheim pour la chasser - normalement, ça suffit - mais cette fois, ça ne suffit pas. 


         Olivier est en train de ne pas pouvoir s'empêcher de se demander ce qu'aurait été sa vie si, au lieu d'être le conseiller du président, il avait été un ouvrier à la chaîne d'une usine Feybral, à visser des couvercles d'Omnix-2000...


         Heureusement, le téléphone de la voiture se met à sonner.


         Olivier pousse un soupir de soulagement, et se penche pour décrocher :


         « Allô, Pierre ?... Oui... Oui... Feybral ? Tiens, justement... Non, rien, je pensais à lui, c'est tout... Ah oui, c'est vrai, j'allais oublier. Heureusement que tu m'appelles... Il crèche où ?... D'accord, c'est noté, je passe le prendre... »


         Olivier repose le combiné aérodynamique qui émet un bref signal pour annoncer qu'il se met en charge.


         « Brice ? Nous allons prendre un passager, 7, avenue de la Campagne de Serbie.


         - Bien, monsieur. »


         Il avait complètement oublié qu'il devait passer prendre Feybral chez lui pour le réveillon au palais présidentiel. L'occasion de le mettre discrètement au courant de ce qu'ils vont faire pour la BNCF.


         Mais non, tiens, il n'avait pas oublié : c'est pour ça que cette pensée sournoise... C'était une façon de s'en souvenir sans s'en souvenir... Il faut dire que plus chiant que Feybral, il ne doit guère y avoir que l'annuaire du téléphone. Et encore.


         Bon, ils ne parleront que des gauchistes, avec Brönheim mardi prochain.





         « T'as entendu les vœux de Zambetti à la télé ?


         - Oui, j'ai fait mettre la télé dans ma voiture. Pas mal, le coup de se serrer la ceinture...


         - Oui. Peut-être qu'ils vont comprendre, à force de leur répéter. Quand on pense qu'avec la dette qu'on a, et le taux de croissance minable qu'on va avoir, ils en sont encore à demander une hausse des salaires !...


         - Oui, la relance par la consommation, on n'est toujours pas sorti de ces conneries keynésiennes... Faut du temps, pour que ça bouge, les mentalités.


         - Zambetti fait ce qu'il peut.


         - Il est fort, c'est incontestable. Mais il tiendra combien de temps ?


         - Ça... Tu reprends du homard ?


- Allez, je t'accompagne ! »


Paul Thiron et Frédéric Pirouin sont assis l'un en face de l'autre, à une table du Grand Harnoc. La table habituelle, tout au fond de la salle, derrière les rideaux pourpres.


Paul Thiron et Frédéric Pirouin ont longtemps fait un concours. Le concours de celui qui réussirait le premier à être aussi haut que large.


Ces derniers temps, on dirait que Thiron est sur le point de l'emporter. Pirouin aurait peut-être un peu maigri. Les soucis, la crise bancaire. Mais ça se joue à peu.


Thiron se renverse sur le dossier de sa chaise. Il est un peu rouge. Enfin, plus rouge que d'habitude. Il jette un regard discret sur son ventre (il ne voit pas en dessous). Il commence à se sentir vraiment à l'étroit dans son pantalon. Il faut dire que le chef n'a pas déçu ses deux habitués... Tourte au crabe et au Pommard, purée d'airelles, suprême de requin en gelée avec une embeurrée de pommes de terre qui leur a fait pousser des cris d'admiration. Et qui a fait pousser de quelques millimètres le ventre de Thiron contre la ceinture de son pantalon. Ce ne serait tout de même pas le moment de la desserrer... Après le laïus présidentiel, ça ferait désordre.


C'est pourtant vrai qu'on vit une époque pas facile.


Pirouin vide d'un trait son verre de Granpierre d'Effeuvres et tourne la tête vers le maître d'hôtel, qui est arrivé avec sa discrétion légendaire, et qui attendait, discrètement, que ces messieurs finissent leur conversation.


« Oui ?


- Ces messieurs en ont-ils terminé avec le homard ?


- Eh bien, je crois... Vous féliciterez le chef pour ses galettes de truffes au Cognac, c'était vraiment renversant.


- Je n'y manquerai pas. Puis-je faire servir le plateau de fruits de mer ?


- Faites, faites. Dites, il n'y aurait pas moyen d'avoir quelque chose d'un peu frais pour accompagner ?


- Je vous suggère le sorbet des tropiques. Avec les fruits de mer, c'est délicieux.


- Un sorbet avec des fruits de mer ? Vous êtes sûr ?


- Je peux vous assurer que vous ne serez pas déçus...


- On peut leur faire confiance, Thiron.


- Va pour le sorbet. Et ne laissez pas mon ami Pirouin manquer de Granpierre... Ça le rend nerveux. »


Le maître d'hôtel s'incline, un imperceptible sourire aux lèvres.


Ce sourire est dû à une plaisanterie pas très fine qu'un chef de rang a racontée il y a un quart d'heure en cuisine, et qui a déjà fait le tour du personnel. Question : « Thiron et Pirouin sont dans un bateau. Lequel des deux tombe à l'eau ? » Réponse : « Tous les deux, le bateau a coulé avant même de quitter les eaux du port. »


« Et sur la BNCF ?


- Ah, oui, venons-y. D'autant que les nouvelles sont bonnes. Bonnet m'a appelé pendant que j'étais dans la voiture. Ils privatisent. Donc, on achète. Et on double le cours en un an.


- Et ping sur les trotskistes du PSD !


- Trotskistes, tu y vas peut-être un peu fort, Thiron !


- Ils auraient dû la faire, cette privatisation, non ? Depuis longtemps !


- C'est le jeu, Thiron, c'est le jeu. Lanzac nous l'avait expliqué. Ils ne pouvaient pas la faire. Avec les radicaux sur leur gauche... Zambetti, lui, avait les coudées franches. Les temps sont durs. Même pour des mesures de bon sens, il faut déployer des trésors de patience et de ruse...


- Heureusement qu'on ne fait pas de politique, Pirouin ! On ferait une syncope en moins de deux, de devoir ménager tous ces bolcheviks ! Mais dis, ça s'agite... Bon sang, il est minuit ! Bonne année, Pirouin !


- Bonne année, Thiron ! Levons un toast à Zambetti !


- Oui ! Qu'il soit entendu ! Et que tous les citoyens de ce pays comprennent enfin la gravité de la situation !


- Thiron, tu sais ce que tu es ?


- Non, mais tu vas me le dire !


- Sous tes airs cyniques, tu es un vrai idéaliste ! »


Un idéaliste.


Il n'a pas tort, Pirouin, pense Thiron.


Sa femme le lui dit souvent. C'est ce qu'elle appelle son « côté romantique ».


Thiron se lève pour embrasser Pirouin, non sans en avoir profité, discrètement, pour défaire le bouton de son pantalon.


Au même moment, dehors, les rues retentissent de hurlements et de klaxons. 

Florent Trocquenet
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