Je ne sais pas ce que vous avez coutume de faire le 25 décembre, moi, je vais au cinéma. A la séance du matin, de préférence, quand les autres dorment encore. En général, je vais voir la super production du moment, parce que quand il fait très froid et très gris dehors je suis disposée à rester 3 heures dans une salle de cinéma bien chauffée, du moment que je n’ai pas eu à faire la queue. Cette année, je suis donc logiquement allée voir Avatar, de James Cameron. Et alors, est-ce que ça vaut le coup ?
Je vais vous étonner : oui.
Entendons-nous : ça vaut le coup, si vous y aller pour voir des images, rien que des images. Ne cherchez pas d’intérêt dans le scénario, il n’y en a pas. Je vous résume l’intrigue en dix lignes (et c’est déjà beaucoup pour si peu) : en 2100 et des poussières, les humains cherchent à utiliser un minerai très rare et très précieux dont il n’existe des gisements que sur la planète Pandora, où vit une civilisation humanoïde belle, pacifique et farouchement attachée à son environnement. Du côté des humains, deux camps s’affrontent : les scientifiques fascinés par la faune et la flore du lieu, qui ont pris fait et cause pour le peuple des Navas, et le complexe militaro-industriel, qui veut tout raser et tuer jusqu’au dernier des autochtones pour approcher plus vite des gisements. Au milieu de tout ça débarque le héros, un ancien marine qui a perdu l’usage de ces jambes, chargé de jouer les intermédiaires entre humains et Navas, en usant de son avatar, c’est-à-dire de son double, une créature reliée à lui (euh , ne me demandez pas comment, leurs systèmes nerveux sont connectés d’une manière ou d’une autre) qui a été créée à partir de son ADN et de l’ADN d’un Nava (parce que sans ça on ne peut pas respirer sur Pandora, et que les militaires pensent qu’il vaut mieux adopter le même aspect que l’ennemi pour l’approcher, bon et puis c’est pas la question arrêtez de me faire perdre le fil). Bref, il arrive à se faire accepter des habitants, adopte leur civilisation et tombe amoureux de la fille du chef, forcément. Et elle, au début, elle l’aime pas, parce qu’il est bête et tout, et après, si, elle en est très amoureuse, parce qu’il est courageux et tout.
Bon, jusque-là, vous avez envie de rester chez vous. Mais l’important n’est pas le scénario. L’important, c’est que les images de la jungle pandoréenne sont vraiment très belles et qu’on ne fait plus du tout attention à l’histoire au bout du premier quart d’heure. Il faut reconnaître que les créateurs n’ont pas lésiné sur les effets 3D et que le décor qu’ils ont imaginé est superbe. On est plongé dans un monde féérique, peuplé de créatures étranges qui évoluent au milieu d’une végétation foisonnante, aux formes et aux couleurs inattendues. Les passages de nuit dans la jungle illuminée par les fleurs phosphorescentes sont un vrai moment de rêve, un peu kitsch, un peu parc d’attraction, un peu simplement joli, laissez-vous aller c’est Noël.
Donc, si vous aimez aussi le cinéma pour les belles images, si vous avez envie de voir des rhinocéros préhistoriques à crête de plumes charger des tanks futuristes, ou de détester l’abject colonel américain qui mène les opérations, parce que parfois cela fait du bien de savoir où est l’ennemi (et là, il n’y a pas de doute, le méchant est très très méchant, on ne peut pas se tromper), allez-y.
Et si vous avez envie de faire marcher vos neurones, vous pourrez en même temps réfléchir aux questions que soulève la création d’un tel film et le succès qu’il rencontre. Il est frappant de constater à quel point il est symptomatique (toutes proportions gardées) d’un certain malaise dans la civilisation, comme dirait l’autre.
Certes, il y a dans cette histoire des traces de traumatismes propres à la société américaine (ouf, c’est pas nous), mais il reflète aussi en partie l’état actuel de notre civilisation occidentale. Cameron montre au fond non pas un énième combat entre deux peuples autour d’une richesse qu’ils refusent de partager, mais un combat entre deux formes d’humanité : les Navas sont l’image fantasmée de ce que serait une humanité qui aurait conservé un mode de vie en harmonie avec la nature.
Le premier élément révélateur est l’aspect que les dessinateurs ont donné aux Navas : on reconnaît des traits humains dans la stature, la marche, les quatre membres, la parole...etc, mêlés à des caractéristiques animales : yeux de chat et longue queue qui aide à l’équilibre pour batifoler dans les arbres. Leurs longs cheveux tressés en natte sont le signe de leur appartenance au Tout de la nature, car par cette sorte de cordon ombilical, il peuvent se relier aux animaux et aux plantes et communiquer avec eux, selon un modèle qui rappelle la connexion électrique. Ce qui est plus frappant encore, c’est que leur civilisation est inspirée de celles des peuples indiens et africains : arcs et flèches, animisme, peintures de guerre, culte des ancêtres et traits négroïdes chez la mère spirituelle de la tribu. Cameron rejoue un peu l’élimination du peuple indien, un peu la ségrégation, un peu la guerre du Vietnam, puisqu’il s’agit d’aller déverser des tonnes de défoliants dans la forêt vierge. Les Navas sont donc l’image de la culpabilité américaine, des avatars, justement, des peuples exterminés ou lésés. Mais ils incarnent aussi un idéal : outre la symbiose avec la nature, les humains (ceux qui sont devant l’écran et qu’on essaye de faire rêver) envient aux Navas leur appartenance à une communauté, à des années lumières de toute pensée individualiste. Ils sont un peuple solidaire, qui se conçoit comme un tout cohérent, et dont les us et coutume ont un sens immanent. Les Navas font envie parce qu’ils vivent dans un monde qui n’a pas connu le désenchantement, où tout est et fait sens, où chaque geste trouve son explication et sa justification. Au point que le premier marine illettré venu sait voir la richesse que les Navas ont à lui offrir et préfère rester avec eux. Car, comme il le constate amèrement, les humains n’ont rien à donner qui pourrait pousser les Navas à leur abandonner leurs arbres sacrés. Rien de ce que la civilisation rationalo-capitalisto-technologique a produit ne pourrait constituer une monnaie d’échange digne de ce nom face à ce qui apparaît comme le bien suprême : un monde où chacun sent qu’il est à sa place, obéit aux lois de la nature et trouve dans ses activités quotidiennes un sens qu’il n’est pas même besoin de définir. Voilà ce qui fait rêver, voilà ce qui suscite la nostalgie du Parisien un 25 décembre, la nostalgie d’un monde qu’il n’a au fond jamais connu mais dont il imagine sans peine qu’il vaut mieux que le sien. Est-ce du rêve bon marché ? Un peu, évidemment. Mais il fut un temps où on faisait rêver avec de grosses voitures et des valises de pognon (temps qui n’est d’ailleurs pas définitivement révolu) et en ce qui me concerne, je me réjouis qu’on puisse faire rêver avec autre chose, même à vil prix.
S’il était possible d’acheter le « réenchantement du monde » qu’appelaient de leurs vœux les romantiques allemands, il y a fort à parier que les humains, en tout cas une bonne partie de nos contemporains, seraient finalement prêts à payer plus cher qu’on ne croit. La preuve, ils payent déjà 15 euros leur place de cinéma. Et prient pour que les hélicoptères de leur camp s’écrasent sur la montagne avant d’atteindre l’ « arbre des âmes ». Quand une civilisation ne croient à ce point plus à ses propres paradigmes que les films futuristes montrent non plus la destruction de la Terre par d’horribles extraterrestres, mais la destruction d’autres planètes par d’horribles humains, il n’y a pas 36 solutions. Ou on change, ou on meurt. Peut-on retrouver la foi qu’on a perdu plus que trois heures dans un fauteuil de cinéma ? Je n’ai pas la réponse. Est-ce que cette prise de conscience de l’absurdité d’un mode de vie peut déboucher sur un vrai changement, ou bien continuerons-nous à nous payer trois heures de rêve par mois pour supporter notre réalité ? Disons, pour rester optimiste, que la généralisation du sentiment de l’absurde est déjà un bien : reste à savoir en faire quelque chose. Ailleurs que sur un écran.
Dorothée Cailleux