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  • : Créé par l'association Areduc en 2007, Entre Les Lignes propose un regard différent sur l'actualité et la culture en France et dans le monde.
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25 décembre 2009 5 25 /12 /décembre /2009 23:15

Je ne sais pas ce que vous avez coutume de faire le 25 décembre, moi, je vais au cinéma. A la séance du matin, de préférence, quand les autres dorment encore. En général, je vais voir la super production du moment, parce que quand il fait très froid et très gris dehors je suis disposée à rester 3 heures dans une salle de cinéma bien chauffée, du moment que je n’ai pas eu à faire la queue. Cette année, je suis donc logiquement allée voir Avatar, de James Cameron. Et alors, est-ce que ça vaut le coup ?


Je vais vous étonner : oui.


avatar
Entendons-nous : ça vaut le coup, si vous y aller pour voir des images, rien que des images. Ne cherchez pas d’intérêt dans le scénario, il n’y en a pas. Je vous résume l’intrigue en dix lignes (et c’est déjà beaucoup pour si peu) : en 2100 et des poussières, les humains cherchent à utiliser un minerai très rare et très précieux dont il n’existe des gisements que sur la planète Pandora, où vit une civilisation humanoïde belle, pacifique et farouchement attachée à son environnement. Du côté des humains, deux camps s’affrontent : les scientifiques fascinés par la faune et la flore du lieu, qui ont pris fait et cause pour le peuple des Navas, et le complexe militaro-industriel, qui veut tout raser et tuer jusqu’au dernier des autochtones pour approcher plus vite des gisements. Au milieu de tout ça débarque le héros, un ancien marine qui a perdu l’usage de ces jambes, chargé de jouer les intermédiaires entre humains et Navas, en usant de son avatar, c’est-à-dire de son double, une créature reliée à lui (euh , ne me demandez pas comment, leurs systèmes nerveux sont connectés d’une manière ou d’une autre) qui a été créée à partir de son ADN et de l’ADN d’un Nava (parce que sans ça on ne peut pas respirer sur Pandora, et que les militaires pensent qu’il vaut mieux adopter le même aspect que l’ennemi pour l’approcher, bon et puis c’est pas la question arrêtez de me faire perdre le fil). Bref, il arrive à se faire accepter des habitants, adopte leur civilisation et tombe amoureux de la fille du chef, forcément. Et elle, au début, elle l’aime pas, parce qu’il est bête et tout, et après, si, elle en est très amoureuse, parce qu’il est courageux et tout.


Bon, jusque-là, vous avez envie de rester chez vous. Mais l’important n’est pas le scénario. L’important, c’est que les images de la jungle pandoréenne sont vraiment très belles et qu’on ne fait plus du tout attention à l’histoire au bout du premier quart d’heure. Il faut reconnaître que les créateurs n’ont pas lésiné sur les effets 3D et que le décor qu’ils ont imaginé est superbe. On est plongé dans un monde féérique, peuplé de créatures étranges qui évoluent au milieu d’une végétation foisonnante, aux formes et aux couleurs inattendues. Les passages de nuit dans la jungle illuminée par les fleurs phosphorescentes sont un vrai moment de rêve, un peu kitsch, un peu parc d’attraction, un peu simplement joli, laissez-vous aller c’est Noël.


Donc, si vous aimez aussi le cinéma pour les belles images, si vous avez envie de voir des rhinocéros préhistoriques à crête de plumes charger des tanks futuristes, ou de détester l’abject colonel américain qui mène les opérations, parce que parfois cela fait du bien de savoir où est l’ennemi (et là, il n’y a pas de doute, le méchant est très très méchant, on ne peut pas se tromper), allez-y.


Et si vous avez envie de faire marcher vos neurones, vous pourrez en même temps réfléchir aux questions que soulève la création d’un tel film et le succès qu’il rencontre. Il est frappant de constater à quel point il est symptomatique (toutes proportions gardées) d’un certain malaise dans la civilisation, comme dirait l’autre.

Certes, il y a dans cette histoire des traces de traumatismes propres à la société américaine (ouf, c’est pas nous), mais il reflète aussi en partie l’état actuel de notre civilisation occidentale. Cameron montre au fond non pas un énième combat entre deux peuples autour d’une richesse qu’ils refusent de partager, mais un combat entre deux formes d’humanité : les Navas sont l’image fantasmée de ce que serait une humanité qui aurait conservé un mode de vie en harmonie avec la nature.


Le premier élément révélateur est l’aspect que les dessinateurs ont donné aux Navas : on reconnaît des traits humains dans la stature, la marche, les quatre membres, la parole...etc, mêlés à des caractéristiques animales : yeux de chat et longue queue qui aide à l’équilibre pour batifoler dans les arbres. Leurs longs cheveux tressés en natte sont le signe de leur appartenance au Tout de la nature, car par cette sorte de cordon ombilical, il peuvent se relier aux animaux et aux plantes et communiquer avec eux, selon un modèle qui rappelle la connexion électrique. Ce qui est plus frappant encore, c’est que leur civilisation est inspirée de celles des peuples indiens et africains : arcs et flèches, animisme, peintures de guerre, culte des ancêtres et traits négroïdes chez la mère spirituelle de la tribu.  Cameron rejoue un peu l’élimination du peuple indien, un peu la ségrégation, un peu la guerre du Vietnam, puisqu’il s’agit d’aller déverser des tonnes de défoliants dans la forêt vierge. Les Navas sont donc l’image de la culpabilité américaine, des avatars, justement, des peuples exterminés ou lésés. Mais ils incarnent aussi un idéal : outre la symbiose avec la nature, les humains (ceux qui sont devant l’écran et qu’on essaye de faire rêver) envient aux Navas leur appartenance à une communauté, à des années lumières de toute pensée individualiste. Ils sont un peuple solidaire, qui se conçoit comme un tout cohérent, et dont les us et coutume ont un sens immanent. Les Navas font envie parce qu’ils vivent dans un monde qui n’a pas connu le désenchantement, où tout est et fait sens, où chaque geste trouve son explication et sa justification. Au point que le premier marine illettré venu sait voir la richesse que les Navas ont à lui offrir et préfère rester avec eux. Car, comme il le constate amèrement, les humains n’ont rien à donner qui pourrait pousser les Navas à leur abandonner leurs arbres sacrés. Rien de ce que la civilisation rationalo-capitalisto-technologique a produit ne pourrait constituer une monnaie d’échange digne de ce nom face à ce qui apparaît comme le bien suprême : un monde où chacun sent qu’il est à sa place, obéit aux lois de la nature et trouve dans ses activités quotidiennes un sens qu’il n’est pas même besoin de définir. Voilà ce qui fait rêver, voilà ce qui suscite la nostalgie du Parisien un 25 décembre, la nostalgie d’un monde qu’il n’a au fond jamais connu mais dont il imagine sans peine qu’il vaut mieux que le sien. Est-ce du rêve bon marché ? Un peu, évidemment. Mais il fut un temps où on faisait rêver avec de grosses voitures et des valises de pognon (temps qui n’est d’ailleurs pas définitivement révolu) et en ce qui me concerne, je me réjouis qu’on puisse faire rêver avec autre chose, même à vil prix.

S’il était possible d’acheter le « réenchantement du monde » qu’appelaient de leurs vœux les romantiques allemands, il y a fort à parier que les humains, en tout cas une bonne partie de nos contemporains, seraient finalement prêts à payer plus cher qu’on ne croit. La preuve, ils payent déjà 15 euros leur place de cinéma. Et prient pour que les hélicoptères de leur camp s’écrasent sur la montagne avant d’atteindre l’ « arbre des âmes ». Quand une civilisation ne croient à ce point plus à ses propres paradigmes que les films futuristes montrent non plus la destruction de la Terre par d’horribles extraterrestres, mais la destruction d’autres planètes par d’horribles humains, il n’y a pas 36 solutions. Ou on change, ou on meurt. Peut-on retrouver la foi qu’on a perdu plus que trois heures dans un fauteuil de cinéma ? Je n’ai pas la réponse. Est-ce que cette prise de conscience de l’absurdité d’un mode de vie peut déboucher sur un vrai changement, ou bien continuerons-nous à nous payer trois heures de rêve par mois pour supporter notre réalité ? Disons, pour rester optimiste, que la généralisation du sentiment de l’absurde est déjà un bien : reste à savoir en faire quelque chose. Ailleurs que sur un écran.

 

Dorothée Cailleux

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5 novembre 2009 4 05 /11 /novembre /2009 09:49
Francisco Goya 1746-1828.         Musée du Prado, Madrid.



Voilà sans doute le tableau le plus effrayant, le plus fascinant et le plus horrible qui soit. On le retrouve pourtant partout, sur des couvertures de livres de poche ou dans des manuels scolaires, comme s’il était anodin ou bien faisait partie du patrimoine artistique partagé ou reconnu par tous, au même titre que la Joconde ou les Tournesols de Van Gogh. Il est cependant difficile de le regarder comme n’importe quel autre chef-d’œuvre, n’est-ce pas ? 

 Voilà donc un père en train de dévorer son fils …A l’origine, il s’agit d’un épisode de la mythologie grecque et romaine qui raconte que Saturne, ou Cronos, trancha le pénis de son père Ouranos parce que celui-ci empêchait Gaïa d’accoucher des Titans en la pénétrant sans relâche. Pour se venger, Ouranos lança une malédiction sur Cronos, lui promettant que son propre fils se retournerait contre lui quand il aurait atteint l’âge adulte. C’est ainsi que pour éviter que la malédiction ne se réalisât, Cronos dévorait un à un ses enfants …

 

Goya a choisi des couleurs sombres, des noirs, des rouges et un peu d’ocre pour peindre cet obscure histoire; le visage est déformé, à la fois par sa bouche noire grande ouverte et par son regard terrorisé : Saturne semble épouvanté par son propre geste, ses yeux exorbités en expriment toute l’horreur et cependant, il accomplit son crime, convaincu de sa nécessité. Ses mains s’agrippent autour du corps de son fils et la scène  est d’autant plus repoussante que l’enfant ne possède pas un corps de bébé potelé  mais un corps d’homme en modèle réduit.

 

Saturne, dieu parmi les dieux est le père involontaire de Jupiter : oui, son épouse Opis n’acceptera évidemment pas ce terrible destin et réussira à  sauver deux « enfants », Jupiter et Pluton, et la prophétie s’accomplira … Mais il ne le sait pas et  préfère donc continuer à dévorer ses fils plutôt que de risquer d’être détrôné, -dévoré ?- par l’un d’eux, et, en perdant le pouvoir, de perdre la vie. Il préfère s’amputer de sa progéniture et des bonheurs possibles de la paternité plutôt que d’imaginer une vie où il ne serait plus « dieu » ; mais alors quoi ? un simple mortel ? ou rien du tout, ce qui revient au même ? le pouvoir suffirait-il à définir un dieu, ou un homme ? Dans le monde que Goya connaît désormais, la réponse est « oui ».

 

Quand il peint ce tableau l’artiste est âgé, (il mourra six ans plus tard), sourd, (il habite « la Quinta del Sordo », qu’il recouvre de fresques noires) et revenu de tout. L’année suivante il s’installera à Bordeaux et ne retournera plus en Espagne, cette Espagne qui l’a pourtant honoré en le nommant peintre officiel de la Cour et des membres de la noblesse,  (1786) période heureuse qui lui a permis de peindre des tableaux lisses et gais,  mais qu’il a vue aussi déchirée et ensanglantée par l’invasion des troupes de Napoléon et la guerre qui s’en est suivie ; ce drame lui a inspiré ses deux plus puissants chefs-d’œuvre, « Dos de Mayo » et « Tres de Mayo », et lui a laissé une vision désespérée de l’humanité.

 

L’interprétation de « Saturne.. » peut  reposer sur cette désespérance : l’homme, comme les dieux, n’est-il pas capable du pire?

 Car les dieux ont été crées par les hommes pour leur renvoyer le miroir de leurs pulsions les plus dévastatrices et les en exonérer ensuite : « si nous  sommes capables de tels actes sanguinaires, vous qui n’êtes que des humains ne pourrez pas y résister. » Goya a peint des soldats français fusillant de pauvres villageois innocents mais il sent que cela ne peut suffire pour décrire la noirceur de l’âme humaine ; il lui faut peindre un tableau d’une simplicité  compréhensible par tous, avec peu de personnages et aucune fioriture, sans décor ni recherche de couleurs ; un tableau où LE personnage symbolisera les tréfonds du mal ; la vie réelle ne le lui offre pas cet homme ? Goya ira le chercher dans la mythologie, riche en évènements sanglants provoqués par la volonté de puissance et l’avidité des dieux. Saturne incarne ce mal absolu, ce malheur total et inéluctable : son regard est empreint de folie, sa propre terreur le rend fou, à moins que ce ne soit la douleur (imaginée) de son fils …

Ce monde qui s’auto-détruit, car Saturne mange la chair de sa chair, a perdu la raison et nous effraie, car ce tableau est bien la négation de toute humanité.

Anne BORDIER

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20 octobre 2009 2 20 /10 /octobre /2009 14:50

La Corruption ordinaire

 

Ce dernier cas est incontestablement le plus riche, si l’on peut dire. Il est le prototype des phénomènes majeurs de la Corruption ordinaire. Laquelle se nourrit d’une pelote embrouillée de sentiments peu recommandables qui nous viennent du fond des âges : peurs, suspicions, rapacité, vanité, envie, etc. Chaque fois, c’est le même schéma qui prédomine : le moi se vit coupé des autres, et, en se vivant isolé, il se vit en situation d’adversité. Il agresse pour devancer une agression. Ou il accepte d’emblée les humiliations pour s’épargner une agression. Ou il se range tout de suite dans le camp du plus fort pour être seulement spectateur de l’agression. Et, la plupart du temps, il essaye de monnayer son ralliement : ainsi pense-t-il se constituer une petite citadelle au pied de la grande. Il peut même – fantasmes fréquents – se rêver co-agresseur, alors qu’il n’est qu’une pâle copie, un domestique du vrai prédateur.

 

Ce sont toutes les figures, chacune très laide à sa façon, de l’ego en état de siège. On pourrait brosser le panorama, la phénoménologie de cette imbrication maligne (comme il y a des tumeurs malignes avec métastases). Ce serait le tableau de l’égoïsme. Il explique et conditionne nos sociétés. C’est le substrat de la corruption ordinaire. Pas celle qui sévit à titre exceptionnel et donne lieu à des indignations scandalisées, quand les « affaires »éclatent. S’il n’y avait que cette grosse artillerie de la corruption, égoïsme aussi, mais primaire, contrainte à la clandestinité (chez nous en tout cas), on pourrait aisément la pointer du doigt et la stigmatiser. Mais il y a l’autre, diffuse, reçue, discrète et officielle tout à la fois. Celui qui la met en œuvre et en bénéficie a à peine conscience de mal faire ; il fait ce qu’on lui dit ou ce qui se fait partout. C’est « l’innocent aux mains pleines ».

 

Survol de la rapine tranquille

 

Tapons au hasard dans la masse des informations qui nous passent sous le nez. Ceci, par exemple :

« Jack Lang à New York, comme ambassadeur, représentant permanent de la France au Conseil de Sécurité des Nations unies ? ‘Une affabulation’, selon l’intéressé. C’est pourtant bien début janvier que Nicolas Sarkozy lui a fait cette proposition alléchante, dont il aurait préféré qu’elle soit tenue secrète jusqu’à ce qu’il ait pris sa décision définitive. »

 

Un peu plus loin dans le même petit article (N.O. 22-28 janv. 09):

 

  « Le président distribue désormais des missions, propose des postes non ministériels, promeut dans l’administration des personnalités venues des rangs de la gauche. »

           

Sympa, non ? Certains appellent ça « l’ouverture ». Ouais. On sent que le peuple de gauche est bien représenté.

 

            Toujours en passant et au hasard, cet agréable coup d’œil sur les mœurs financières :

 

« Chez Valeo, c’est un autre banquier, Georges Pauget, qui préside le comité des rémunérations. C’est ce comité qui a avalisé les indemnités de départ du PDG, Thierry Morin (parachute doré de 3,2 millions d’euros et retraite chapeau de plusieurs centaines de milliers d’euros par an). Georges Pauget préside le Crédit agricole, la maison mère de Cheuvreux où les bonus ont été si généreusement distribués (51 millions à se partager entre traders). »

 

            « Bref, poursuit l’article, rien n’a changé. ‘On continue de se faire des cadeaux entre amis comme au bon vieux temps’, s’insurge encore Sébastien Busiris. Ces cadeaux sont d’autant plus indécents que toutes ces entreprises sont peu ou prou sous perfusion d’argent public. » (Marianne, 28 mars-3 avril 09)

 

 

Survol de la rapine (suite)

 

Rapide coup de projecteur sur la Guadeloupe :

 

«En débarquant sur l’île,(…) Yves Jégo, ministre de l’Outre-Mer , a écarquillé les yeux devant l’ampleur de la catastrophe. Injustices, abus, monopoles, marché débridé, profits injustifiés…Yves Jégo, technocrate mais honnête homme, a découvert que la caste des grands békés, les Blancs créoles, a mis l’économie de l’île en coupe réglée. (…) une poignée de grandes familles blanches, 1% de la population, contrôlent 40 % de l’économie des Antilles. »

                                                                                                              (N.O. – 19-25 fév. 09)

Le Ministre de l’Outre-Mer ne savait pas … Ils sont rigolos au Nouvel Obs.

 

Et le « rétro-pantouflage », vous connaissez ? On peut lire ceci aux mêmes sources (bien renseignées) : ce sont « des hauts fonctionnaires qui ont fait leurs armes dans les cabinets ministériels, avant de pantoufler dans le privé. Une fois fortune faite, ils sont revenus  servir l’Etat aux côtés de Nicolas Sarkozy. Mais en échange de leur « sacrifice » financier, ils espèrent bien que la République les remerciera par un poste d’envergure. »

 

            C’était à propos de François Pérol (avant d’être secrétaire général adjoint de l’Elysée, il occupait, nous dit-on, « des fonctions lucratives de banquier d’affaires chez Rothschild »), mais il va de soi que ce très beau mécanisme, le rétro-pantouflage, n’a pas attendu Sarkozy pour tourner à plein régime. A noter qu’on appelle ça « servir l’Etat ». Ça pourrait porter d’autres noms, moins huppés…

 

            En poursuivant notre balade journalistique, on apprend, dans un article consacré à une plus grosse affaire, que Julien Dray avait (qu’il a ?) de « confortables émoluments ». En effet, pour deux mandats (député et conseiller régional) il perçoit plus de 15 000 euros par mois. Pas mal. On se dit que la moralité républicaine est en de bonnes mains. 

 

            Presque rien tout ça. Des bricoles qui donnent simplement une idée de la manière dont le Système achète, récompense, sélectionne son personnel au-delà de tous les clivages de surface  et perdure en fructifiant. C’est tout un monde qui se serre les coudes, se connaît bien, échange la rhubarbe et le séné, fait mine de s’opposer (il est vrai que la concurrence est vive : les très bonnes places ne sont pas en nombre infini), mais prélève en choeur sur le gros de la population – et c’est bien l’essentiel - de quoi vivre en nababs. Avec beaucoup de belles montres, à gauche comme à droite, allez savoir pourquoi. C’est le côté gosse des parvenus. 

Serge Trocquenet 
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18 septembre 2009 5 18 /09 /septembre /2009 10:12

Tectonique des classes

 

Alors ne soyons pas étonnés si les choses semblent ne pas bouger. Comme les continents, ça glisse lentement. Ca bouge, mais dans une extrême confusion. Et, quand une tactique a été épuisée, une autre est mise en œuvre instantanément. L’élection d’un « omniprésident », d’un « hyperprésident », montre que le Système a fort à faire : il y a brèche sur brèche à colmater. Il faut un « agité du bocal » pour monter à tous les créneaux en même temps. Il n’est pas parfait, pensent les nantis, trop agité précisément, doté d’un ego surgonflé (jusqu’à épouser une figure du showbiz), mais enfin,  il assure, il sait tenir tous les langages à la fois. Or, c’est justement de brouillage que la fortune a le plus grand besoin en ce moment, en ce moment où le dogme libéral manifeste sa puissance de nuisance et son incommensurable bêtise. On convoque donc les pyromanes (l’homme du Fouquet’s) pour jouer les pompiers ! Ce sont les petites bouffonneries de l’Histoire.

 

Les profiteurs, les amoraux vont « moraliser le capitalisme » et lutter contre les paradis fiscaux (où se cachent 5 à 6000 milliards de dollars, selon l’OCDE) ! On est tout de suite convaincu ! 

Enorme mobilisation sur le front du baratin. Il y fallait rien moins qu’un spécialiste du verbe, un avocat, et, pour plus de sûreté, un avocat d’affaires.

 

Que faut-il retenir de tout cela ? Justement ce fait patent : le besoin de frénésie et de gommage des contours. Il faut plus qu’un Giscard ou un Chirac pour répondre au bouillonnement social et faire passer la pilule. Il faut un personnage qui ait de la gouaille, un côté « je rentre dedans ». Quelqu’un dont la trajectoire politique soit aussi une fringale personnelle bien visible, pour que les ambiguïtés du désir puissent culminer et distiller leur fièvre propre, qui paraît transcender les classes. C’est toute la théorie du « bonapartisme » élaborée par Marx.

 

 Le spectacle  doit être de grande qualité, intense, constamment renouvelé. De ce divertissement naît la plus efficace des diversions. Peu importe que ledit personnage accumule les contradictions, blanc un jour, noir le lendemain. Où en est le « pouvoir d’achat » dont il était « le président » ?  En attendant, il occupe la scène. De sa rhétorique infatigable et de ses acrobaties, il couvre les échecs et les incohérences. Il donne l’illusion de l’énergie et de l’innovation au cœur même de la pire banalité politique : sauver les (beaux) meubles de la Richesse et du Privilège, en ponctionnant une fois de plus le peuple et les classes moyennes.

 

Une distinction fondamentale

 

 Le petit Bonaparte dispose, pour faire tourner ce théâtre d’ombres, d’atouts puissants dans le corps de la société. C’est ici qu’on retrouve la pyramide des connivences. Et c’est ici qu’il faut faire la distinction entre Corruption vulgaire et ce qu’on pourrait appeler Corruption ordinaire – ordinaire tant elle épouse les méandres et les nuances du fonctionnement social.

 

Orwell présente rapidement quelques alliés de la Cochonnerie en marche. C’est, par exemple, le corbeau Moïse, qui était déjà le « chouchou de Mr Jones », le propriétaire détrôné. « A l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux vivaient après la mort.(…) C’était tous les jours dimanche, dans ce séjour. » On l’a compris, c’est la dépolitisation par l’idée religieuse : ça ne va pas ici, mais ça ira mieux plus tard. Principe de résignation et d’hétéronomie : une volonté, supérieure bien sûr, règle le sort des humains. Attendre. Se désintéresser des affaires du « siècle ». « Qu’un monde meilleur dût exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et juste ? »

 

Mais c’est aussi Lubie, la jument blanche, qui est surtout soucieuse de rubans et de séduction. Principe de narcissisme et d’hyperconsommation. Ce sont encore les chiens, dont la soumission est cultivée pour devenir force répressive. C’est l’éternel Brille-Babil, qui met bien volontiers ses talents intellectuels au service de l’ordre en place. « Pour le pouvoir, dit le romancier Alaa El Aswany, l’intellectuel en sait toujours trop. Il est donc soit quelqu’un à corrompre, soit un ennemi à neutraliser. En Egypte, le régime a su couper les ailes et les griffes d’une bonne partie des intellectuels, qui sont devenus dociles. » (Nouv. Obs, 12-18 mars 2009)  Mots terribles : « qui sont devenus dociles ».

 

[à suivre]

Serge Trocquenet 

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20 juillet 2009 1 20 /07 /juillet /2009 11:22

Le moteur de nos sociétés

 

Mais, quels que soient les difficultés, les aveuglements, les diversions, qui peut douter que la vieille revendication démocratique aille infatigablement son chemin ? Depuis des siècles, elle est « en travail », elle sème des utopies, elle jette ses hypothèses au sein du grand laboratoire humain, elle suscite des jacqueries, des révoltes, des révolutions, elle a ses héros et ses martyrs. Elle produit des avancées auparavant inimaginables. Elle affine ses concepts, à travers expériences et impasses. Voyez ce qui se publie en librairie : c'est une marée. Qui pourrait nier cela ?

 

Si cette aspiration à une égalité réelle n'était pas la matière même des errements historiques, surtout des plus récents, quel sens faudrait-il inventer pour les tempêtes de 1789-1793, de 1830, de 1848, de 1871, de 1936, de 1968 - pour s'en tenir à l'hexagone ?

 

Toujours la ligne directrice, latente ou proclamée, est : « Nous naissons libres et égaux. Nous nous valons tous au berceau. Mais, tout de suite, dès les langes, rien ne va plus. La Machine écrase les uns et déroule le tapis rouge pour les autres. Les uns perdent leur vie à la gagner, les autres...» Inutile d'insister. « Nous voulons une autre société. »

 

La « solidarité », qu'on invoque tant de nos jours avec la bouche en cœur, est encore une de ces façons à la fois d'éluder et de reconnaître la toute-puissance de cet horizon politico-éthique. D'avancer en reculant, si on veut. Comme on sert des messes pour enterrer le message évangélique et comme l'Eglise se résignait aux ordres mendiants pour compenser, sur les bords, les fastes princiers et ecclésiastiques !

 

Les ruses de la fortune

 

Depuis toujours, la citadelle oligarchique, quelle qu'en soit la nature, invente des parades, des contre-feux ; elle est créatrice, à sa manière ! La preuve : il y a encore des monarques en Europe, partout autour de nous, à l'aube du 3ème millénaire ! Vous imaginez ces dynasties qui vivent de la manne fiscale ! La reine d'Angleterre, une des plus grosses fortunes du monde...

On mesure, à ces archaïsmes cultivés, à cette débilité spectaculaire, les ressources de l'Accaparement, et la pyramide d'intérêts que ces clans parasitaires savent mobiliser. Quand on pense qu'un roi des Belges s'était fait attribuer le Congo à titre personnel ! Et il en percevait les « revenus », fruits du pillage, à titre personnel ...

 

Mais la revendication démocratique est têtue, elle est même clairement le « sens de l'histoire ». Face à l'inéluctable montée des egos-égaux, le Pouvoir de l'Argent multiplie donc acrobaties et rideaux de fumée. Le fin mot de la stratégie qu'il met en œuvre a été condensé par un personnage du Guépard (roman de Lampedusa porté à l'écran par Visconti) : « Tout changer pour que rien ne change ».  Changer de discours, d'alliances, d'apparences. Le vieux prince a eu du mal à entendre cette fine dialectique, qui semait la pagaille dans ses repères ancestraux. Mais, à la fin, il a saisi : le maintien des prérogatives doit s'accompagner de mille concessions et d'une rhétorique en refonte permanente.

 

 Ca durera ce que ça durera, mais chaque jour compte. Robes de prix, résidences de luxe, soirées, bolides, yachts, avions privés, tout cela reste bel et bon. Même si c'est injustifiable. Même si c'est écoeurant. Monsieur Tapie, qui fut un grand homme de « gauche » (il charmait Mitterrand), et qui fut, à ce qu'on dit, l'efficace intermédiaire entre Sarkozy et les ministrables de cette même « gauche » (Tout changer pour que rien ne change !), et qui en a été remercié par les arrangements judiciaires qu'on connaît, n'a pas cessé un instant d'occuper son hôtel particulier au centre de Paris, même au plus noir de ses gros ennuis. Dans ce monde-là, on sait qui est qui, et tout sert, et on se serre les coudes.

 

D'ailleurs, les politiciens se bousculent pour avoir ne serait-ce qu'un petit rôle -toujours bien rémunéré - dans la défense des intérêts sonnants. Même faire un rapport, ça rapporte, et on en commande beaucoup (Attali, Lang, etc). Le Système est un système souple, polymorphe, ouvert, pourvu qu'on en accepte le fondement : vivre sur la bête, tondre gaillardement les moutons, jongler avec l'argent public. Aux dernières élections présidentielles, les deux candidats payaient l'ISF, c'est tout dire. Même monde, avec plein de nuances.

 

[à suivre]

Serge Trocquenet


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3 juillet 2009 5 03 /07 /juillet /2009 13:49

Au cœur des ténèbres

 

Nous assistons aux contorsions d'une société qui, tranquillement si l'on peut dire, devient folle. N'est-ce pas  la définition même de la folie : un sens qui ne parvient pas à se dire et qui se saisit d'une personnalité pour la faire imploser-exploser ?

 

Nous ne nous sommes absolument pas éloignés de notre sujet, qui est autant éthique que politique, pas d'un iota ! Dès que le rapport à autrui, ce cœur de la constitution du moi, est en jeu, c'est tout le lien social qui est touché, en une capillarité qui va à l'infini. Brûler une voiture en banlieue, c'est éprouver qu'il y a maldonne quelque part, dans les entrailles de la société. Protestation aveugle, hurlement d'un monde sans voix. Croyez-vous qu'il y ait un gène de la crémation automobile ? Aimeriez-vous surgir à la vie avec un destin de fer cousu sous la peau ? Pensez-vous qu'on détruit pour le plaisir, sauf précisément si l'on a le sentiment obscur d'exercer une vengeance qui s'ignore ? Pensez-vous que les rejetons des beaux quartiers aient besoin de ça, eux, pour se sentir exister ? Dans les prisons (qui regorgent), quel type de population s'entasse et pourrit dans son jus, selon vous : des démunis  ou des opulents ? Au soubassement de tout cela, politique et éthique ne font qu'un. Arrêtons de nous cacher les vérités les plus évidentes.

 

Les Trente Odieuses

 

A ce qu'on appelle les Trente Glorieuses, parce que c'est une période d'après-guerre qui a redistribué avec habileté les miettes d'une Reconstruction qui allait bon train, ont succédé des années assez laides, que l'on pourrait appeler à ce titre les Trente Odieuses (en gros, de 1975 à 2005). Elles ont vécu sur les acquis, en les rognant et en remettant en cause les droits que les salariés, par leur travail et par leurs luttes, s'étaient taillés, c'est-à-dire en remettant en cause les acquis de la démocratie.

 

Cette régression rampante s'est accompagnée d'une démoralisation et d'une intoxication idéologique intenses. On est au bout de ce processus de démantèlement, pour lequel on a même recouru aux bons soins d'une Gauche endimanchée, viciée jusqu'à la moelle, qui s'est évertuée à montrer que rien d'autre n'était possible. La gauche de droite : la Drauche, qui a fermé les portes de l'imagination politique, sous couleur de gros réalisme et d'adaptation. On n'a jamais autant privatisé que sous cette Drauche rangée aux impératifs financiers !

 

La lente descente aux enfers a eu lieu - chômage, dénationalisations, précarisation, déréglementations en tous domaines, surendettement, etc. On connaît cette liste par cœur. Elle a fait bouger de 10 points la distribution des richesses produites, en faveur des actionnaires ! Car, dans le temps même où les vaches maigres devenaient le lot des travailleurs (et des chômeurs), dans les hautes sphères, ça s'empiffrait avec frénésie. On a vu apparaître de nouveaux héros : les goldenboys, les traders. Des fortunes faites en quelques heures. Sous l'œil indifférent, en vérité complice, des politiques.

 

Ce fut une furie de spéculation...que tout le monde est sommé d'éponger aujourd'hui ! A coup de milliards. Sur fonds publics. Les cochons ne reculent devant rien. Ils sont très doués pour appeler au sacrifice - des autres ! Rappelez-vous le Brille-Babil d'Orwell : « Vous n'allez tout de même pas croire, camarades, que nous les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges ». Mécanisme très pervers, puisqu'il joue précisément sur la bonne foi spontanée des gens, sur leur honnêteté, sur leur incapacité à croire que des individus puissent se conduire aussi mal à des postes de responsabilité.

 

Alors, est-ce qu'on continue comme ça ? Est-ce que, sous prétexte de crise, de mondialisation, etc., on va se laisser enliser dans Trente Ignominieuses ? En abandonnant le gouvernail aux mains de ceux qui se servent au-delà du pensable, et qui nous demandent de ramer plus vite et plus fort (« Travailler plus pour etc... ») ?

 

Les leçons d'une devise

 

La Révolution française, dans son envol et sa lucidité, avait pourtant entrevu le fond des choses et essayé de devancer le pire. C'était le sens de la magnifique précaution qui se nichait dans l'équilibre faussement ternaire de la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité.

 

On la récite trop vite. Il faut y regarder de plus près. Un mot pour l'ontologie et le droit (Liberté), deux mots pour la psychologie et la morale (Egalité, Fraternité). En gros, bien sûr, car tout l'humain s'enchevêtre, est imbriqué, impliqué. Un mot pour dire l'individu (chacun est libre) ; deux mots pour dire la relation des uns aux autres : on n'est pas égal tout seul et la fraternité est carrément un affect altruiste !

 

Cela n'a pas suffi pour tenir le cap, naturellement. La devise a beau être partout dans la pierre, elle n'était pas inscrite automatiquement dans le cœur de ceux qui président aux destinées de l'économique et du politique. Un passé de privilèges et d'inégalité a maintenu son emprise. Le « Je puise, tu puises, il puise dans les caisses »  n'a cessé de connaître de beaux jours. Les intérêts sont âpres, mais, surtout, ils paraissent aller de soi, tandis qu'un rapport intègre à autrui, le souci d'un bien commun doivent se concevoir, puis se vouloir et se construire. C'est une entreprise de longue haleine, collective, qui vient de profond, qui a ses hauts et ses bas. Education, réflexion, climat social, modèles que représentent les « élites » - tout contribue à l'instauration des « réflexes » sociaux, sains ou malsains. C'est une histoire en cours.

 

[à suivre] 

Serge Trocquenet 
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25 juin 2009 4 25 /06 /juin /2009 16:09

Candide mis à contribution

 

Le « bon peuple » est naïf - et d'abord parce qu'il n'a pas idée qu'on puisse être aussi  retors et aussi vicieux. Qui peut concevoir, par exemple, que Mme Liliane Bettencourt (L'Oréal) s'octroie 700 000 euros par jour !? On se frotte les yeux : « Je rêve ou quoi ? » Le premier élan est bien de croire à la bonne foi des gens, de faire confiance, sinon aucune vie sociale ne serait même possible. Et de faire confiance en particulier aux messieurs-dames bien mis qui parlent avec brio, dans le poste ou ailleurs, et qui sont entourés de prévenances.

 Telle est la base anthropologique des choses. Après cela, il est clair que, de dérive en dérive, par sédimentations successives, par pétrification de situations iniques fondées sur de violentes dominations historiques, une tout autre réalité s'est construite. Il n'y a pas que le Capital qui ait fait l'objet d'une « accumulation primitive » - la Cochonnerie aussi !

 

La machine à mentir a ainsi acquis avec le temps et la technologie (qu'il ne faut jamais oubliée, car elle est une puissance éminente dans la facilitation des processus, pour le meilleur et pour le pire) un degré de raffinement inouï, et cette machine à mentir est aussi une redoutable machine à corrompre : on achète des politiciens et des journalistes certes  (Balzac : Illusions perdues) et des avocats et des notaires, tous individus qui se mettent bien volontiers au service de l'argent, avec naturel, pourrait-on dire, mais aussi des chanteurs, de fringants animateurs télé, des footballeurs (400 000 euros par mois pour Karim Benzema !), des cadres supérieurs, des gagnants du loto, etc.

 

Diviser pour régner

 

Le Système, pour se perpétuer dans son inégalité foncière, prend soin d'interdire toute homogénéité, toute visibilité, et, au contraire, d'injecter dans le social, et la perception qu'on en a, le maximum d'opacité, des divisions, des discriminations innombrables à vocation de brouillage, au sein des mêmes milieux. Les raccourcis du langage font le reste.

Ainsi appellera-ton indifféremment « agriculteurs » ou « paysans » des serfs modernes cultivant avec peine quelques hectares et de richissimes propriétaires terriens qui se sont approprié, au fil du temps et avec des moyens eux-mêmes assez peu transparents, des contrées entières, des pans entiers de territoire national ! C'est là, pour les oligarchies régnantes, la protection la plus efficace, car indolore, faisant corps avec le paysage si l'on peut dire, mêlée à la pâte du monde et au cours torrentueux des événements. Bref : une protection qui n'a pas l'air d'en être une, et qui est devenue (fausse) évidence et (trompeuse) nature. Les choses, n'est-ce pas, sont ce qu'elles sont - on ne va pas aller contre !

 

Ça donne ce tableau étrange d'une société qui se cimente (en dépit du bon sens) de cela même qui la démoralise et la désagrège sans retour : le souci exclusif des intérêts personnels, la vénalité, les petits et grands brigandages. D'où l'extrême violence de nos Etats modernes, rongés par le cancer sécuritaire et qui n'arrivent plus à se coordonner ni à se penser. Il leur faut, à tout moment, parer à des geysers de rage et à des mouvements de protestation largement aveugles sur leurs motivations et sur leurs finalités. Ainsi les gouvernants ont-ils à faire face en permanence au retour anarchique de leur propre cupidité, de leur propre manière d'être, de leur propre ethos. On fait comme le Président, on se sert ( + 140 % dès son arrivée au pouvoir - décision emblématique, sidérante, à ne jamais perdre de vue).

C'est ça aussi la démocratisation en marche : le pire se diffuse comme pourrait se diffuser le meilleur !

 

 

Cohérence, cohésion à la dérive

 

Trop de contradictions sapent l'édifice. Il n'y a plus de cohérence minimale du discours. Perpétuel double langage (la novlangue d'Orwell). Songeons à tous ces petits marquis de la République qui bâtissent leur carrière sur les « bons sentiments » et sur l'humanitaire, type Kouchner. On voit où ils finissent, sans états d'âme. Toujours frétillants et volubiles. Un seul de leur costume nourrirait un village africain pendant trois mois ! Et, du coup, tissu social en lambeaux.

 

Une véritable cohésion de la société - justement pour les raisons qu'on a dites : longue histoire de dominations successives - n'a jamais existé, bien sûr que non. Mais voilà : les adversités sont au point de rupture. Parce que la marée individualiste a tout submergé. Et parce que, désormais, tout est clair pour un grand nombre de gens. On sait ou on peut savoir à peu près tout sur tout ! Nous ne sommes plus aux temps où il y avait, d'un côté, une minuscule minorité de privilégiés, détentrice presque exclusive de l'information, bien consciente des fondements de sa prééminence, et, de l'autre,  une masse ignorante, tenue soigneusement à l'écart des « lumières » qui auraient éclairé sa condition... Les choses ont singulièrement évolué !

 

Seulement l'intérêt des puissants reste de fragmenter les choses, d'embrumer le Tout, autant que faire se peut ; par conséquent, l'accès à une vision globale demeure problématique, malgré les progrès de la culture et de la technologie. On sait et on ne sait pas, en un paradoxe inédit.  Alors chacun s'empare d'un morceau de vérité et en fait sa banderole. C'est le déchaînement des passions, dont le communautarisme n'est qu'un des visages. Une curée nouvelle manière. Et même les banderoles viennent à manquer : on détruit et on se détruit sans chercher à savoir ce qu'on fait. Cela va des attentats-suicides (qui ne mènent nulle part et ne signifient plus rien, si ce n'est le désespoir pur) jusqu'à ces phénomènes atterrants de garçons « très ordinaires » qui brusquement se mettent à tirer sur la foule, avant de se donner la mort. A Erfurt (Allemagne). A Blacksburg (Virginie). A Kauhajoki (Finlande). A Winnenden (Allemagne). Passons sur les « gangs de barbares » (Fofana) et autres délires macabres.

 

[à suivre]


Serge Trocquenet


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15 juin 2009 1 15 /06 /juin /2009 10:46


Nous vous proposons de retrouver la vidéo de la pièce, jouée par la troupe Areduc, à l'adresse suivante:

http://picasaweb.google.com/areduc/LeMariageDeFigaro#5347276862473252898

      N'oubliez pas de cliquer sur "visionner la vidéo en haute qualité" en haut à droite

 Distribution
 

Ø      Mise en scène

 

Nicole Stankiewicz

Ø      Acteurs (par ordre d'apparition:

 

 

Figaro

Jean-Baptiste Delmas

Suzanne

Dorothée Cailleux

Marceline

Laurette Truchot

Bartholo

Roberto Teichner

Chérubin

Grégoire Viterbo

Le Comte

Florent Trocquenet

Bazile

Camille Derboule

La Comtesse

Diane Chamboduc de Saint-Pulgent

Fanchette

Agnès Le Guen

Antonio

Serge Trocquenet

Brid'oison

Julien Chiappone-Lucchesi

Double-Main

Charles Viterbo

 

Ø      Costumes

Diane Chamboduc de Saint-Pulgent

 

Ø      Régie

Mathieu Cossutta

 

Ø      Producteurs exécutifs

Sylvain Bineau

Dorothée Cailleux

Diane Chamboduc de Saint-Pulgent

 

 

Le Mariage de Figaro est donné pour la première fois en public (après de multiples péripéties et une représentation « privée » chez le duc de Fronsac, au château de Gennevilliers), le 27 avril 1784. La pièce forme le second volet de ce qui sera finalement une trilogie, ouverte en 1775 avec Le Barbier de Séville, et que termine, en février 1791, L'Autre Tartuffe ou La Mère coupable. Tout commence de façon légère, par une comédie encore marquée par l'héritage de la farce (un jeune seigneur, aidé de son industrieux valet, arrache à un barbon médecin sa jeune promise) - et s'achève dans le drame. Entre le premier coup frappé à la première du Barbier et celui qui précède le lever de rideau de La Mère coupable, la Révolution française a éclaté. Pour un genre aussi politique que le théâtre, et un théâtre éminemment politique comme celui de Beaumarchais, difficile de ne pas voir dans cette inflexion dramaturgique l'influence de l'Histoire. Celle-ci prête de moins en moins à rire, et au fur et mesure que le temps passe dans la trilogie, que les personnages vieillissent, le jeune seigneur devenant un vieil homme, sa jeune maîtresse une femme en deuil de son filleul, son jeune valet un homme grave, les événements se précipitent sur la foule qui se presse pour assister aux représentations, attirée autant par la réputation de l'auteur que par le parfum de scandale qui entoure chacune de ses œuvres...

            Le Mariage est sans conteste la pièce maîtresse du triptyque, parce qu'elle contient ce qui fait le moteur des deux autres. Légère, elle l'est encore : « Tout finit par des chansons » dans le joyeux vaudeville final. Grave, elle l'est déjà, par les thèmes qu'elle embrasse. Les personnages ne sont plus seulement des emplois de théâtre, ils ont pris de l'épaisseur, des contours plus flous, plus mobiles, et incarnent, chacun à sa manière, un des fils qui se nouent dans cette période où l'Ancien régime exhale ses derniers souffles. Le Comte n'est plus le jeune premier livré à une passion que tout encourage et tout autorise : il est une incarnation du « grand seigneur méchant homme » ; son désir devient une prédation, d'autant plus inquiétante qu'il est le maître des lieux, le représentant d'une Loi qu'il cherche à détourner à son profit. La Comtesse est la « femme délaissée », à qui son aliénation conjugale devient insupportable, et qui va trouver en Marceline, une fausse duègne, le héraut de sa cause. Suzanne n'est pas la soubrette qu'impose le schéma comique traditionnel : objet de tous les désirs masculins, enviée par sa maîtresse, elle incarne, dans sa fraîcheur et sa légèreté, une fraction de la bourgeoisie qui se sent, dans la société verrouillée de l'Ancien régime, courtisée sans honneurs, indispensable sans reconnaissance... Figaro est au carrefour de ces nouvelles pistes qui s'offrent à l'exploration sociale, et il figure leur incertitude. Son célèbre monologue en fait un personnage de roman, car, on le sait, les personnages de théâtre n'ont pas de passé, et c'est la « bizarre suite d'événements » qui a marqué sa vie que Figaro se remémore sur la scène.

Il serait naïf de prétendre que Le Mariage « annonce » en fanfare la Révolution française : en vérité, il la redoute, autant qu'il en dessine les contours. Avant tout, en ces années 1780, c'est le chaos : les valeurs en cour(s) ne sont plus que des symboles vides, mais qu'est-ce donc qui les remplacera ? Quelles solidarités fonderont la communauté sociale à naître ? Car enfin, si la société d'Ancien régime est divisée en ordres, ces ordres ne sont pas des classes sociales... Ils ne sont pas même des ordres, et l'on verra, quand enfin le feu est mis au poudre, des « bourgeois » réactionnaires, des aristocrates qui renonceront dans une superbe et folle exaltation à leurs privilèges, la nuit du 4 août.

            Quand un système politique est déjà mort, et que de toutes parts des insurrections, des doutes, de fausses certitudes ponctuent la nuit sociale, ne nous y trompons pas : le sentiment qui domine est celui de l'inquiétude. Le Mariage s'achève dans la nuit d'un parc où règne la plus grande confusion. Qui aime qui ? Qui est qui ? Qui sont les maîtres, où sont les valets ? Les flux se croisent, des flux de désir... Mais ceux-ci sont, on le sait, inassignables. Un personnage incarne cette libido sans visage : Chérubin, le jeune page, qui n'est plus un enfant mais pas encore un adulte, jeune homme déguisé en femme, électron libre qui relie tous les points de cette toile complexe - personnage lourd de promesses, mais à qui l'on annonce le pire... Dans cette nuit baroque, tout est simulacre : les mœurs, la justice, la politique, la diplomatie, les identités sociales ou sexuelles.

            On l'a compris, cette nuit d'orages avant des lendemains inconnus, cette société en crise où l'on sent bien que quelque chose est à venir, mais où il semble pourtant que l'on ne puisse faire autre chose que battre inlassablement des cartes mille fois rebattues, c'est une période qui ressemble, par certains côtés, terriblement à la nôtre. Périodes-charnières de l'Histoire, périodes difficiles. Périodes fécondes pourtant, où l'on doit donner forme à toutes ses impatiences, où l'on doit faire la part d'un avenir qui s'annonce, mais dont on ignore à peu près tout...

Florent Trocquenet

 



 

Avec le soutien de :

Service culturel des Étudiants de l'Université Paris IV - Sorbonne

Crédit Mutuel


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10 juin 2009 3 10 /06 /juin /2009 10:11


Ce que parler veut dire
 

La métaphore est vigoureuse, dira-t-on. Mais est-il besoin de ce gros mot ?

Que oui ! Il faut un gros mot pour une horrible chose - et celui-là est encore très au-dessous de la vérité et des souffrances perpétrées.

Vous imaginez qui il faut être pour empocher (un exemple parmi cent) tel « bonus de départ » de plusieurs millions d'euros - en plus de tout le reste - quand c'est la crise, qu'on a conduit une entreprise à la déconfiture, et une part de ses salariés au licenciement et au désarroi. Qui il faut être ! Ce que ça implique. Ce que la « loi » a autorisé. Ce que les mœurs ont permis. Sur quel arrière-plan sociologique (monde des affaires, salons...) cela se découpe ! Quelles complicités il y a fallu ! Quels dits et quels non-dits ! Quelle couverture idéologique massive.

Tout le monde (sauf les cochons profiteurs de la rapine) sent bien qu'il y a, dans ces forfaits, de l'innommable, innommable qu'il faut bien essayer de nommer. C'est la tâche du langage d'être fidèle, même approximativement, à la réalité dans ce qu'elle a d'énorme, de fou ou d'ignoble.

Alors cessons de parler ces choses triviales et odieuses comme si elles étaient normales. Attachons-leur des « épithètes homériques » en quelque sorte, qui rappellent à tout moment le monde inhumain auquel ces pratiques se rattachent, et l'on aura fait un très grand pas dans la lutte à mener contre elles.

C'est comme si on disait de Goering qu'il a été « raciste ». Bien sûr qu'il a été raciste, ça crève les yeux. Mais il a surtout été un porc et un assassin. Les racistes courent les rues, mais les Goering, qui les relayent et se mettent à leur tête, méritent - avouez-le - une mention spéciale. Sinon, c'est la nuit théorique, où tous les chats conceptuels sont gris.

 

La loi du silence

Il est d'ailleurs évident que, de litote en euphémisme, d'omission en évitement, on finit par ne plus désigner du tout ce qui doit l'être. C'est tout un appareil de camouflage qu'on met en place, mine de rien.

Attardons-nous un peu sur ce point en restant dans le même domaine, pour montrer l'enchaînement des silences.

Goering fut un porc et un assassin, comme Hitler était un fou furieux, un psychotique - et il faut les appeler tels. Mais c'était des politiques. Ils conduisaient une entreprise politique. En un mot : ils furent à l'époque, dans la conjoncture précise de l'entre-deux-guerres, au service direct du Capital - finance et industrie. Lequel a pensé au début en faire ses instruments, ses marionnettes, contre la révolution menaçante et contre la misère ouvrière qui, partout, tentait de s'organiser. A ce moment de son histoire (fortunes en péril), le Capital allemand a opéré, bon gré mal gré, pourrait-on dire, une sélection dans les individus candidats à la politique. Et c'est pourquoi il a financé, vêtu, armé ces malades, ces criminels en puissance, qui ne cachaient nullement leur jeu, et les a mis sciemment sur les rails du pouvoir. Ces rails qui devaient mener à Dachau et à Auschwitz.

En pratiquant le mezzo voce, la pseudo-neutralité, la molle-langue, c'est l'ensemble de la situation qu'on cache, et on cache que les moyens ont été à l'image des fins conservatrices qui étaient poursuivies, et que les pourvoyeurs et commanditaires de cette politique (l'argent qui avait peur...) doivent en assumer, bien sûr, la totale responsabilité.

La Cochonnerie est donc un concept qui englobe le dicible et l'innommable, la chose et son ombre, l'inhumain dans l'humanité.

Mais, plus concrètement, que recouvre-t-il ? Qu'est-ce qu'on peut en dire ?

Il ne faut pas quitter le geste des cochons d'Orwell qui s'approprient le lait de tous. Dans un processus collectif d'émancipation, au moment où un petit peuple se secoue et se rebelle, des individus calculent et magouillent pour leur propre compte. Au lieu d'être fidèles au mouvement libérateur global qui s'est enclenché, ils demeurent fidèles... à eux-mêmes, à leurs intérêts étroits, à leur ventre !

Ce qui dérape n'est pas dans les discours, dans les programmes (évidemment mystificateurs), mais dans les actes, dans une manière d'être et de se comporter. C'est un ethos qui est en cause. Micro-choix individuels et individualistes. Petites cuisines personnelles. Et, si l'on y réfléchit bien, tout se joue dans le rapport que l'on noue aux autres, au monde environnant, au Tout.

Une des façons de résumer ce rapport - ou ce non-rapport - pourrait être : « Ce qui vaut pour autrui ne vaut pas pour moi. J'ai des droits (en réalité des pouvoirs) que les autres n'ont pas. Je me préfère aux autres et donc je vais me servir au détriment du groupe, de la collectivité, du peuple. En un mot, je vais m'en mettre plein les poches ! »

Cela se fait, bien sûr, en douce, ou du moins avec des précautions (quartiers à part, boutiques à part, hôtels et restaurants à part, plages privées, etc.), puisque assurément la chose est vile et ne peut faire l'objet d'un discours public structuré. Du style : « Je détourne à flots les deniers publics, les fruits du travail commun, et j'en suis fier. »

 Il faut cependant compter avec le talent des idéologues stipendiés (Brille-Babil, dans la fable) pour finir quand même par articuler une doxa légitimante, qui habille avec astuce les vessies en lanternes. Genre : « Travailler plus pour gagner plus. » Comme si la fortune était au bout d'une poignée d'heures supplémentaires ! Et puis dire ça à un chômeur...

 

[à suivre]


Serge Trocquenet


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21 mai 2009 4 21 /05 /mai /2009 22:59

De l'utilité des fables

            Et comme il ne faut pas se donner de facilités quand on pense (il faut penser rude, sinon on ne pense pas), pour que le tableau clinique soit parlant, ce n'est pas dans le capitalisme en crise, où tout est trop visiblement tordu, que doivent être cherchés les éléments de réflexion, mais là où, théoriquement, la plaie avait été nettoyée, dans ce pays où il semblait que plus rien de mauvais n'adviendrait en raison de sa révolution : la Russie.

            Orwell s'est attaqué au problème avec sa lucidité coutumière et fort de son expérience militante. Il a condensé sa conclusion (et sa désolation) dans un petit bouquin, sous la forme d'une fable : La Ferme des animaux, paru en 1945 à Londres, donc cinq ans avant le fameux 1984.

            Il a voulu apercevoir et nommer le pourrissement à sa source. Et c'est exactement notre propos.

            D'abord, un très bref résumé de l'ouvrage.

            Les animaux d'une ferme se révoltent contre l'exploitation que leur inflige le propriétaire, M. Jones. Les cochons, « qu'en général on regardait comme l'espèce la plus intelligente », ont pris la tête de l'insurrection contre les hommes, les « Deuxpattes ». Après une brève période de liberté, de travail mesuré, et, pour tout dire, de bonheur, la révolution se gâte, ses institutions dégénèrent, le climat social redevient irrespirable, et la fable s'achève sur un pur et simple retour à l'état antérieur : une société de domination impitoyable, sous la houlette et au bénéfice des cochons, lesquels se sont peu à peu, physiquement, hominisés et finissent par pactiser avec les Deuxpattes des environs.

            Au cours d'un banquet de réconciliation, M. Pilkington, porte-parole des proprétaires voisins, exprime crûment la chose : « Entre cochons et hommes il n'y a pas, et il n'y a pas de raison qu'il y ait, un conflit d'intérêt quelconque (...). Le problème de la main d'œuvre n'est-il pas partout le même ? »

 

Une histoire de cochons


            Voilà la trame. On y voit comment l'espoir d'un « peuple » est repris par le cours des humiliations et oppressions habituelles. Echec. Echec politique, on l'a compris.

            Que s'est-il passé ? Qu'est-ce qui a fait capoter l'élan émancipateur ? C'est bien là que le regard acéré d'un observateur aussi vigilant qu'Orwell s'avère édifiant.

            J'ai donc cherché, dans mon édition de La Ferme (Folio), l'endroit où le ver pénètre dans le fruit. C'est très précisément page 32.

            Les nouvelles institutions se sont mises en place (démocratie totale), les « Commandements » ont été promulgués (« Tous les animaux sont égaux »), l'atmosphère est à l'exultation (« Tout ce qu'ils avaient sous les yeux leur appartenait »)... et puis, brièvement, en fin de chapitre, voici le couac, oh discret, mais significatif et déterminant.

            Les vaches ont été traites. Le cochon-leader (Napoléon !) se plante devant les seaux et s'écrie : « Ne vous en faites pas pour le lait, camarades ! On va s'en occuper... »

            Et quand, le soir, les animaux reviennent du travail, cette simple phrase : « Ils s'aperçurent que le lait n'était plus là. »

            Appropriation. Détournement de biens sociaux. Privilèges autoproclamés. Pillage en douce. Tout est dit ici en quelques mots. La gangrène peut courir ; le pire a eu lieu.

            On apprendra un peu plus tard : « Le mystère de la disparition du lait fut bientôt élucidé. C'est que chaque jour le lait était mélangé à la pâtée des cochons. » (p. 41)

            Quand ces accaparements seront connus, ils feront l'objet d'un appareil justificatif, comme il se doit : les cochons sont plus « malins », ils savent lire, ils se dévouent à la conduite des affaires, etc.

            La machine s'emballera : après le lait, les pommes ; et puis des décorations, des prééminences politiques, la réécriture de l'Histoire, l'Ennemi brandi comme épouvantail, la répression, jusqu'à la fin désastreuse qu'on a dite.


Aux origines du Mal
 

            Le postulat est exprimé par l'idéologue en chef, Brille-Babil, cochon spécialisé dans les acrobaties sémantiques :

            « Vous n'allez tout de même pas croire, camarades, que nous les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges. Si nous nous les approprions, c'est dans le souci de notre santé (...). Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La direction et l'organisation de cette ferme repose entièrement sur nous », etc.

            C'est la vieille et inusable justification par la compétence. Cercle très vicieux : j'ai le droit de jouir de ceci et cela, puisque... j'en ai le pouvoir. Le pouvoir se fait droit. Le fait accompli accède au statut théorique. Le chapardage se fait explicitement « droit de propriété ». Sacré, bien entendu, et ainsi de suite.

            Orwell est clair : si aux origines de l'Humain il y a le Verbe, aux origines de l'inhumaine inégalité il y a l'arbitraire d'une captation égoïste, l'arbitraire d'une prédation. En connaissance de cause, les cochons ont subtilisé le lait ; ils ont fait leur ce qui appartenait à tous.

Cette évidence fondamentale de l'appropriation indue a donné lieu à de grandes intuitions historiques et philosophiques. C'était le sens du communisme platonicien. Le sens du communisme des premiers chrétiens (dont un pâle et lointain écho fut la défiance de l'Eglise par rapport à l'argent). C'était la conviction de Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au Genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la Terre n'est à personne... »

Ce fut aussi la conviction de Proudhon : « La propriété, c'est le vol. »

L'Histoire, c'est cette récurrente montée en puissance des intérêts les plus rapaces, et la constitution qui s'ensuit d'oligarchies couronnées, lesquelles s'adjugent butins, terres et plus-values, avec toutes les apparences de la sérénité. Un dividende n'est jamais que la forme moderne, sophistiquée, de cette tendance archaïque à détourner les biens produits par tous.

Le cerveau reptilien est sans aucun doute au fondement de cette mécanique laide et cruelle qui creuse dans le social des abîmes et engendre d'inextinguibles affrontements. Mais beaucoup de pensées exigeantes, de religions et de philosophies, ont coulé sous les ponts au fil des siècles, pour éclairer ce qu'il y a d'humain dans l'homme.

Des esprits éminents ont progressivement défini des valeurs et un horizon éthique. On sait ce qui est bon et ce qui ne l'est pas - c'est-à-dire intéressé, vénal, corrompu, cynique. D'ailleurs, constamment, le vice rend hommage à la vertu, se cache derrière elle, invoque de grands principes : Démocratie. Liberté. Egalité. Fraternité.

On ne peut plus faire la bête innocemment et invoquer le struggle for life. Intellectuellement, on n'en est plus là, mais, politiquement, si !

Orwell dit : tirons la conclusion de tout cela. Nommons le lieu exact où les choses se gâtent. Traquons le réflexe cochon.

[à suivre]

Serge Trocquenet    


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